Récits infectés - Collectif

Le collectif Récits infectés est désormais publié chez XYZ, dans la collection quai n.5.

Alors que la crise du coronavirus affecte le monde entier, c’est précisément une pensée de l’affect, une pensée affectée et infectée par des mots, que nous avons voulu, par ce collectif, faire exister. Pour ce faire, les 23 textes du collectif Récits infectés tentent de prendre la mesure de la crise, de ses aspects tragiques ou comiques, des utopies qu’elle recèle ou de ses désastres, et de la traduire en un récit.

Comment considérer cette pandémie autrement que par la pensée rationnelle, comment traduire sa puissance affective ? En quoi les expériences en temps de crise sont-elles indissociables de l’affect ? Enfin, comment penser, à partir du récit, une crise qui continue d’agir sur nous, et appréhender les enjeux, les menaces et les espoirs qu’elle fait naître ? Ce sont de telles questions qui nous ont poussé·e·s à lancer un appel aux auteur·e·s. Nous leur avons demandé de mettre en forme, en mots, les constructions symboliques et imaginaires qu’ils et elles ont esquissées dans l’urgence. Ils et elles prenaient alors un risque : celui de l’impossible distance temporelle.

Une vingtaine d’auteur·e·s se sont prêté·e·s au jeu. La teneur des textes, tout comme les formes qu’ils empruntent et la charge affective qui habite leurs voix, se recoupent parfois, dévient à d’autres occasions. Des liens à la fois tacites et explicites résonnent ainsi dans et entre les textes. Au fil de leur déploiement, les écritures affectives du collectif interagissent; elles nous font ressentir la manière dont les « crises » agissent sur nous, elles brouillent les frontières entre les corps humains, les corps des textes et les corps sociaux. Et les affects de se transformer en virus, donnant vie et voix aux textes, dans une intercontamination qui permet de penser non seulement les bouleversements en temps de crise, mais aussi, à son tour, l’écriture comme crise. Se profilent alors, dans le collectif, les liens qui unissent les membres d’une famille distante ou retrouvée, tout comme d’acerbes critiques sociales teintées d’un humour grinçant. Et ressurgit aussi tout un imaginaire de l’enfance — souvenirs, contes, légendes… Peut-être qu’un détour par une forme plus archaïque de notre rapport au monde permet d’y réfléchir, à ce monde qui est à repenser, à recréer? Force est enfin de constater que la teneur même des récits n’a pu qu’évoluer au fil des écritures : si certain·e·s narrateur·rice·s et narratrices entrent à peine en confinement, d’autres déjà en voient la fin; et les derniers textes que nous avons reçus résonnent avec l’indignation contre le racisme systémique et les brutalités policières qui contaminent l’Occident depuis trop longtemps, alors que la mort tragique de George Floyd continue de galvaniser les mouvements de protestations antiracistes à travers le monde.

Ces récits ont été écrits sur le vif, dans une urgence qui autorise les erreurs, les errements, les vacances, les hantises, les folies. Faire parler ces voix par moments pesées, réfléchies et touchantes, et par d’autres emportées, enragées, souffrantes et jouissantes – tel était le pari de ce collectif.

Léonore Brassard et Benjamin Gagnon Chainey

Récits

Récits affectés, récits infectés, écrits sur le vif, permettant les erreurs, les errements, les hantises, les folies de voix par moments pesées, réfléchies, touchantes; et par d’autres : emportées, enragées, souffrantes, jouissantes…

La réactivation d’un traumatisme de guerre : Paris confiné.

Régine Robin
On était déconfiné depuis à peine un mois que déjà on était submergé par une avalanche de textes de toute nature depuis des journaux de confinement, jusqu’à des descriptions de la campagne ou d’une ville déserte. Certains allaient plus loin et voulaient à chaud faire l’analyse de la pandémie, estimer l’ampleur de la crise économique et sociale à venir. Brochures, plaquettes, articles dans des revues ou en ligne, à croire qu’on avait passé son temps confiné à écrire. Dans le journal en ligne AOC un penseur nous a fait remarquer que certains organismes cherchaient à mémorialiser l’événement. Il n’avait pas encore été pleinement vécu qu’il fallait le transformer en « mémoire collective ». D’autres nous donnaient des conseils de lecture. La Peste de Camus, Le Hussard sur le toit de Giono, Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre ou dans une autre direction Une chambre à soi de Virginia Woolf ou La poétique de l’espace de Bachelard. Mais il fallait avoir les livres chez soi car les librairies ont été considérées comme des commerces « non essentiels » On faisait avec ce qu’on avait. D’autres encore se rêvaient devenir le Sartre du déconfinement, le grand écrivain des temps nouveaux, de la sortie de la maladie comme on était sorti autrefois de la guerre. On était sollicité pour esquisser « le monde d’après ». Serait-il la reprise du monde d’avant, le même en pire ou terrain d’expérimentation, d’utopie?

Je n’ai pas l’intention de me joindre à ce savant aréopage. Je suis de la vieille école qui pense qu’il faut un certain recul pour analyser l’événement. Quant aux journaux intimes au jour le jour, mon modeste capital symbolique exige que je les garde pour moi.

Ce dont je voudrais faire état est d’un tout autre ordre, d’un vécu que je n’ai pu partager avec personne (sans doute en raison de mon « grand âge ») et que je n’ai lu nulle part malgré le torrent de textes qui a déferlé. Cela a à voir avec la guerre, non pas la guerre en général mais la Seconde Guerre mondiale, celle qui va de 1939 à 1945, véritable cauchemar de mon enfance.

Dès que le Premier ministre eut annoncé le 16 mars que le lendemain à midi il y aurait un confinement général qui s’étendrait à toute la France et ce, jusqu’à nouvel ordre, une grande effervescence se fit jour dans mon quartier, dans ma rue mitoyenne de la gare Montparnasse. Au bout de dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure, ce fut une ruée désordonnée, chaotique, vers la gare, vers les quais, vers les trains. Ruée sans doute parallèle, mais hors de ma vue, des automobiles vers le périphérique et cohue vers les autres gares parisiennes. Sur les quais ce fut apocalyptique. C’était à qui passerait avant les autres avec ses enfants, écrasant tout sur son passage. On entendait des cris, de la bousculade. On s’entassait. Je restais interdite devant la gare, à son entrée, vers les quais. Je voulais voir et comprendre ce qui se passait. Les gens partaient avec précipitation vers la Bretagne, vers La Rochelle, vers Bordeaux. Il s’agissait de fuir Paris le plus vite possible pour ne pas être rattrapé par le confinement du lendemain. Une angoisse terrible me saisit. Moi, je n’avais nulle part où aller, j’allais regagner mon deux pièces collé sur la gare, je restais à Paris. Ce n’est que plus tard que je saisis l’ampleur de cette angoisse qui ne m’a pas quittée durant près de trois mois. D’où venait-elle? Pourquoi ne me quittait-elle pas?

D’abord cette scène, que je viens de rappeler, cette fuite éperdue. Mais c’était l’Exode de 1940 qui avait jeté sur les routes de France des milliers et des milliers de Parisiens fuyant l’arrivée des Allemands. Bien entendu, le coronavirus n’est pas la Wehrmacht et l’exode auquel j’avais assisté n’avait rien à voir avec ce peuple parfois en loques trainant charriots et voitures d’enfants. C’était au contraire un exode plutôt de riches, de tous ceux qui avaient des résidences secondaires, qui allaient rejoindre des maisons familiales, sans doute là où ils allaient passer une partie de leurs vacances en temps ordinaires. Un exode de ceux qui allaient se confiner chez des amis dans des maisons avec de grands jardins. Ils nous « bassineraient » par la suite, lors d’émissions de radio leur donnant la parole, avec ces journées décontractées dans des jardins pleins de dahlias, de roses et de chants d’oiseaux. Un exode de privilégiés qui allaient faire du télétravail loin de Paris. Rien à voir donc, mais c’est bien à cela qu’on mesure la réactivation d’un traumatisme. Paris s’était vidé. C’était une ville morte. Je pensais à la rue de Rivoli de l’Occupation avec ses oriflammes à croix gammée. Pas de ces drapeaux Avenue du Maine, mais pas une voiture, pas un piéton ou très peu comme on le verra plus loin, un silence de mort.

Marc Bloch dans L’Étrange Défaite s’était posé la question de cette soudaine catastrophe qui s’était abattue sur la France en 1940, comment un pays aussi puissant, une armée aussi nombreuse et bien équipée avait plié si facilement devant l’ennemi. On pouvait se demander comment la 6e puissance du monde, celle qui se glorifiait d’avoir un des systèmes de santé les plus performants, comment cet État avait pu se trouver aussi démuni devant l’arrivée de ce virus.

Le même jour et le jour suivant, une armée de clients inquiets faisaient la queue à l’entrée d’une grande surface près de chez moi. Ils en ressortaient avec des caddies pleins à craquer de nombreux litres d’huile, des kilos de sucre, de farine, de riz, des piles de savon de Marseille et des rouleaux de papiers de toilette. Les caddies débordaient de partout. Je regardais la scène avec perplexité, mais le lendemain, quand j’ai voulu moi-même faire des courses, je me rendis compte que je ne pouvais trouver sur les étagères ni savons ni spaghettis ni riz ni farine ni huile. On allait être réapprovisionner, me dit-on. Il suffisait d’attendre. Comment ne pas évoquer les queues de la période de l’Occupation, les paniques quand il fallait faire des provisions à tout prix et trouver de l’huile au marché noir alors qu’on n’obtenait que des rutabagas et des topinambours.

Il y a eu, par ce confinement, la nécessité de se terrer, de se cacher, de ne pas sortir. Plus exactement, on ne pouvait sortir qu’avec un formulaire, « une attestation de déplacement dérogatoire ». On avait le droit à une heure de sortie à condition de cocher la case sur le formulaire justifiant cette dernière : aller faire ses courses, promener son chien, aller chez le médecin ou le pharmacien, aller assister une personne âgée ou demandant des soins ou un ravitaillement, ou aller prendre l’air durant une heure non loin de son domicile. Il fallait donc une autorisation pour sortir. À tout moment, un agent de police pouvait vous arrêter dans la rue et vous demander ce que vous faisiez, contrôlant votre formulaire et vérifiant l’heure de votre sortie qui devait figurer sur le papier. Être en infraction coûtait 135 euros. Les jardins étaient interdits de même que les plages ou les sentiers de montagne. L’État envoya des drones pour vérifier que quelques obstinés ne se cachaient pas dans des criques ou dans des forêts de montagne. Être confinée, se terrer et avoir besoin d’une attestation, durant la guerre cela s’appelait un Ausweis, un laisser-passer…

Puis vint la menace de la discrimination. Quand le Président de la République annonça que le début du déconfinement commencerait le 11 mai, il ajouta que les personnes âgées et fragiles devraient, elles, rester confinées. Les autres pourraient sortir mais nous les vieux, ceux qui avaient plus de soixante-cinq ans, resterions enfermées dans nos appartements. La moutarde me monta au nez. Il fallait que je convertisse mon angoisse puis ma colère, ma rage en action. Je commençais par une tribune pour le journal Libération : « La révolte des vieux » était son titre. Il y avait un passage qui a accroché le regard de la responsable du journal :

« Ce qu’aucun ne prend en compte, ni les hommes politiques, ni les journalistes, ni les experts et grands professeurs de médecine (sauf exception) c’est la portée psychique de ce projet de mise à l’écart d’une partie de la population, de cette discrimination qu’aucun état d’urgence sanitaire ne saurait faire accepter. J’ai le sentiment de porter à nouveau l’étoile jaune mais au lieu d’y voir marqué Juif serait inscrit : Vieux. Je vois très bien un policier me demandant mes papiers et me disant que je n’ai pas le droit de me trouver dans l’espace public… »

Parallèlement à cette tribune acceptée par Libération (à condition que je fasse disparaître ce passage sur l’étoile jaune), avec deux amis nous nous lançons dans une pétition : Manifeste de 121 vieux et vieilles réfractaires, lequel affirme que nous n’accepterons pas de rester discriminés et que nous sortirons le 11 mai, manifeste qui voit affluer très vite plus de mille signatures et que le journal en ligne Mediapart publie. En voici le texte. Il est très bref.

« Le président de la République a annoncé que le déconfinement, prévu le 11 mai, serait progressif. D’abord les enfants, afin que leurs parents puissent aller travailler. Plus tard – jusqu’à quand, on n’en sait rien – les “vieux”. Condamnés au confinement sans date? Comme les lépreux des temps anciens?

À quel âge commence cette catégorie? (Brigitte Macron en fera-t-elle partie?) Mais on comprend : les vieux, ce sont les retraités, les improductifs. Ceux-là devraient se résigner, même bien portants, à déprimer chez eux. Et s’ils ne sont pas en bonne santé, à attendre… la mort chez eux, ou en EHPAD, histoire de ne pas encombrer les hôpitaux. Et les “vieux” qui travaillent encore grâce au recul de l’âge de la retraite, qui complètent leur misérable pension pour avoir de quoi survivre, qui aident financièrement ou pratiquement leurs enfants adultes ou qui animent par centaines de milliers les associations, dernier tissu vivant de notre société?

Ayant décidé un confinement dans des conditions quasi inhumaines, faute de masques, de tests, de gel, de gants et de lits d’hôpitaux équipés de respirateurs, qui auraient suffi à maîtriser la pandémie annoncée, ce gouvernement entend faire porter la responsabilité de son incompétence criminelle sur la société et, quand celle-ci n’en peut plus (de même que l’économie productiviste, règle d’or de la gouvernance Macron et d’autres avant), sur les “vieux”, maillon le plus faible – ainsi pensent-ils, ces gens-là. Sans doute parce qu’ils savent qu’il n’y aura toujours pas suffisamment de masques, tests et gants pour tout le monde.

Ont-ils réfléchi à ce que cela signifie sur le plan éthique, un “tri” auquel se refusent pour la plupart médecins et personnels soignants qui sauvent le plus de vies possible dans des conditions extrêmes? L’humanité serait-elle arrivée au bout du processus de civilisation pour se livrer à l’“âgisme”, le racisme “anti-vieux” et, pourquoi pas, au génocide (soft) des anciens? Allons-nous commencer la “société d’après” par cette mesure liberticide et de toute évidence anticonstitutionnelle?

Si Emmanuel Macron confirme que, malgré le déconfinement annoncé pour le 11 mai, les “aînés” devront rester confinés, nous, soussigné.e.s réfractaires, déclarons que le 11 mai, nous aussi, nous sortirons. Et, comme le chantait Boris Vian, “prévenez les gendarmes que nous n’aurons pas d’armes et qu’ils pourront tirer…” »

La veille du jour où ma tribune allait être publiée dans Libération, Emmanuel Macron fit une déclaration selon laquelle il n’y aura pas de discrimination par l’âge. Nous avions gagné avant de commencer et ma tribune resta inédite. Mais nous avions eu chaud et cette idée de rester enfermée alors que les autres pouvaient sortir m’a glacé le sang et là encore a réactivé des souvenirs, des images, des situations, des angoisses, celles que j’avais éprouvées quand les autres enfants pouvaient aller voir le guignol des Buttes-Chaumont alors que moi je devais rester cachée.

Durant le confinement on entendait à la radio des journalistes faisant état de lettres de dénonciation reçues par les commissariats. C’étaient des citoyens zélés qui s’inquiétaient de voir une petite vieille sortir plusieurs fois de chez elle. Peut-être remplissait-elle à chaque fois son attestation, peut-être pas. De tout façon elle n’avait pas à sortir sans arrêt. On prévenait donc le commissariat de la chose. Vieille habitude de la France profonde. Sport national! Pendant la guerre les commissariats voyaient affluer des tonnes de lettres de dénonciation et il fallait du personnel supplémentaire pour les dépouiller toutes. « Monsieur le Commissaire, je voudrais porter à votre connaissance qu’au troisième étage de mon immeuble se cache une famille juive sous de faux papiers. Je pense que ce renseignement pourrait vous être utile… » Dénonciation mortifère. Elle pouvait mener à la mort.

L’expérience de déshumanisation. Devant la peur, la terreur suscitée par ce virus, on assista à une déshumanisation complète de nos mœurs. Cela se manifesta essentiellement dans les maisons de retraite, les EHPAD, où les vieillards mouraient comme des mouches. Il fut interdit à leurs familles d’assister les mourants, de les voir morts et leurs obsèques furent expéditives. Ces vieux mouraient seuls, sans assistance, sans un regard, sans le secours de leurs proches. Par hygiénisme, avec les meilleures intentions, pour ne pas donner prise à la propagation de l’épidémie, on accepta ce degré de barbarie. J’ai toujours pensé que le vernis civilisationnel qui nous recouvre était fragile. J’ai passé la fin de mon enfance et mon adolescence à être sur mes gardes. Cette camarade de classe, m’aurait-elle protégée pendant la guerre, telle autre m’aurait-elle dénoncée? Ce vernis civilisationnel est bien précaire. Au plus fort de la pandémie, il céda. Un soir à la télévision, on vit un médecin psychiatre disant qu’il venait de perdre sa mère dans une maison de retraite. À l’approche de sa mort il fit jouer sa notoriété et obtint un passe-droit. Il put ainsi assister à ses derniers moments et pouvait mesurer l’importance décisive de ce dernier colloque singulier entre une mère et son fils. Ce pourquoi, solennellement, il venait dire à la télévision qu’il fallait changer d’attitude et autoriser, en prenant les précautions qui s’imposaient, la dernière visite des proches. Il y eut même des bruits selon lesquels on était obligé de faire des tris et qu’on n’envoyait pas tous les malades des EHPAD à l’hôpital en réanimation, qu’il fallait les laisser mourir. Bien sûr, ce n’était jamais dit en ces termes mais cette brutalisation des mœurs m’affecta tout particulièrement. Je ne pense pas qu’une société puisse s’en remettre facilement en l’occultant. Se souvenir qu’au début de l’épidémie, on entendait tous les soirs sur les chaînes d’informations continues que je regardais à haute dose : « ce n’est pas si grave, il n’y a que les “vieux” qui meurent ». Se rendant compte que ces propos étaient mal venus ils ont modifié leurs énoncés : « malheureusement les vieux meurent », disaient-ils sans conviction, mais le mal était fait.

Puis il y eut l’établissement d’une sorte de ligne de démarcation. D’un côté, la zone verte, de l’autre, la zone rouge. Presque toute la France était en vert, là où le virus ne circulait plus qu’à bas bruit. Cette France de l’ouest allait récupérer ses parcs et jardins et ses restaurants et cafés bientôt réouverts. Dans la zone rouge : le grand Est, la région parisienne, la Guyane et Mayotte, c’était autre chose. L’épidémie était bien là, parcs et jardins restaient fermés, de même que les cafés et les restaurants. Certes, on pouvait circuler d’une zone à l’autre mais nombre d’habitants de la zone verte voyaient d’un mauvais œil quelqu’un arriver de la zone rouge. On allait leur apporter la maladie. Ils auraient bien voulu y voir établie une véritable frontière. D’ailleurs au moment de l’exode du début, des parisiens arrivés massivement à l’île de Ré ont eu la surprise de voir leurs pneus crevés. Le Paris-bashing commençait. Il n’a pas cessé depuis. Ramené au rang de Mayotte et de la Guyane, Paris n’était plus la capitale de la France mais une zone infectée (Paris et l’ensemble de la région parisienne) qu’il fallait avoir à l’œil et fuir de toute façon. Mieux valait vivre à Vierzon ou à Châteauroux ou encore à Cholet. C’était la revanche des petites villes, des villes moyennes, loin d’une mégapole infectée qui n’avait plus rien à voir avec l’antique « Ville Lumières ».

Le dernier élément que je voudrais mentionner, c’est le climat général anxiogène et mortifère qui me rappela l’Occupation, me le rappela sensuellement, émotivement, car sur le coup je ne savais pas ce qui se jouait en moi.

Climat anxiogène : c’était tous les jours des professeurs de médecine, des experts, épidémiologistes, réanimateurs, c’était le Directeur général de la Santé annonçant tous les jours le nombre des morts, parlant de la maladie, les médecins n’étant pas d’accord entre eux mais nous mettant toujours en garde. On ne voyait pas beaucoup tous ces médecins, ces infirmiers et infirmières, ces aides-soignants qui se dévouaient jour et nuit et qu’on applaudissait tous les soirs à vingt heures, mais tous les autres, grands spécialistes qui semaient la désolation. Rien ne m’obligeait à regarder tous les soirs ces chaînes d’informations continues de six heures du soir à minuit, entièrement consacrées à l’épidémie. J’étais fascinée même si elles me plongeaient dans une grande détresse. Peut-être qu’elles permettaient de vaincre le silence tombé sur une ville morte, sur le manque d’horizon, le défaut d’âme d’une vie réduite par l’hygiénisme généralisé à la vie biologique. De son côté, le Premier ministre jouait les pères fouettards du type : « si vous n’êtes pas sages, je vous remets dans la cage », un peu comme au guignol. C’était une infantilisation permanente. Dans des phrases hypermodalisées, il maniait superbement la rhétorique de la carotte et du bâton. De toute façon, la France était sous cloche et la démocratie aussi. Par un état d’urgence sanitaire que le Parlement avait voté sans coup férir, c’est une vraie dictature qui s’abattit sur nous, un article 16 de la constitution sans le dire qui suspend les libertés fondamentales et donne tout pouvoir à l’exécutif. On nous disait que, bien sûr, c’était temporaire, une nécessité due à la pandémie, que cela n’aurait qu’un temps mais que ce temps pouvait durer. Il pouvait s’étendre jusqu’en juillet et même être prolongé et qu’au-delà, même au retour des libertés fondamentales, certains éléments de l’état d’urgence pourraient demeurer actifs. On n’allait recouvrer qu’une semi-liberté. Un peu comme durant la période des attentats, quand après un premier état d’urgence dû au terrorisme, au moment de son extinction, une partie de ses dispositifs entra dans le droit commun. On vivrait dans un état de semi exception qui se loverait dans l’état de droit.

Je fus étonnée et atterrée de la façon dont la population acceptait tout, absolument tout, comme elle avait accepté le régime de Vichy. Je sais disant cela que je me tiens sur une ligne de crête un peu fragile. On pouvait dire que les Français acceptaient tout par civisme : rester chez soi, ne sortir qu’avec son attestation, se laver les mains souvent ou user de gel hydro alcoolique, se tenir à distance (la fameuse distanciation sociale) d’au moins un mètre, mettre un masque (quand de peine et de misère on a pu en obtenir). On pouvait dire cela. Encore aurait-il fallu discuter de ces ordres, de leur bien-fondé sans asséner des arguments d’autorité. Je ne l’ai pas décodé ainsi. Bien entendu, j’ai pensé comme les spécialistes et les autorités qu’il n’y avait pas d’autre solution que le confinement généralisé, qu’en absence de masques, de tests, de réactifs, de médicaments élémentaires pour la fièvre et les douleurs, que dans le délabrement de notre système de santé et l’impéritie dans laquelle avait été gérés nos hôpitaux, dans le cadre d’une France réduite à être devenue un pays sous-développé alors qu’elle croyait avoir un des systèmes de santé les plus performants, que dans ce cadre-là, on ne pouvait que transformer la France en immense lazaret, et avoir recours aux solutions médiévales éprouvées. Mais il y a confinement et confinement. L’Allemagne n’a pas fermé ses librairies, a maintenu ouverts ses parcs et jardins, n’a pas exigé une autorisation de sortie. On aurait pu s’y prendre autrement. Si bien que l’acceptation silencieuse des Français fut pour moi gage de soumission et non pas de civisme comme on l’a prétendu.

Ce qui me fait penser que j’ai raison, ce sont les sondages. Plus le Premier ministre se faisait méprisant, autoritaire, plus il nous infantilisait, plus les Français le trouvaient bon et rassurant. Il dépassait en popularité le Président de la République. Les Français voulaient un homme fort, ils pensaient l’avoir. Le pays des droits de l’homme, de la révolution, vire facilement vers le bonapartisme.

Cette soumission me faisait du mal. Jusqu’où pouvait-elle aller?

Je lis dans le dictionnaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis à l’article trauma, traumatisme la définition suivante : « événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique ».

Dire que l’ensemble de la guerre fut cet événement, mais plus précisément un soir où nous avons dû tout quitter pour nous réfugier dans un appentis, dans un terrain vague avec des couvertures au sol. Il ne fallait pas allumer de lumière, pas parler, pas éternuer, faire les morts jusqu’au matin. Je pleurais car je n’avais pas eu le temps d’emporter mon ours en peluche que je trainais partout, surtout quand il fallait descendre à la cave après le déclenchement de la sirène, mais là encore il avait fallu pleurer silencieusement, sangloter et se moucher sans faire de bruit. Au matin, quand nous sommes revenus, il y avait les scellés sur la porte de l’appartement. Nous n’avions plus de chez nous. Ce sont ces scènes, la peur, l’immense terreur, le climat mortifère et anxiogène que l’atmosphère du confinement a fait ressurgir. Je ne pensais pas, à plus de quatre-vingts ans, avoir à revivre ça. Mais tu n’y es pas, me disaient mes amis, quand, au téléphone, je leur confiais mes sentiments. Tu as à ta disposition le téléphone, l’Internet, la télévision, des films à foison, tu n’es pas isolée tu peux appeler à droite et à gauche, personne ne te veut du mal. Tu es simplement comme tout le monde, confinée, victime d’une épidémie, d’un virus pour lequel nous n’avons pour le moment ni vaccin ni médicament. Ce raisonnement glissait sur moi. Ces amis n’avaient pas mon âge, pas la même histoire, pas le même passé, pas la même enfance. La guerre pour eux, c’était très loin. Ils se disaient que j’étais une « victime psychique » du confinement, une parmi bien d’autres, que je relevais de la « santé mentale » J’allais aller mieux dès qu’on pourrait retrouver une vie semi-normale. Oui, je savais. Je n’avais pas oublié l’immense joie de la Libération et du 8 mai 1945. La vie normale reprise par la suite, mes parents à nouveau unis, l’école, la lecture, les camarades de classe, le bonheur quotidien. Mais nous avions été ravagés par la guerre, nous étions des survivants. Il restait bien des traces des années mortifères que nous avions traversées. Reste à évaluer les traces laissées par l’épisode du confinement même et surtout quand on n’en parlera plus et qu’on n’y pensera plus.

Zorro carnaval

Nicolas Chalifour

On veut des histoires, ça éclaire dit-on;
et plus une histoire est vraie, plus on l’aime.
Mais les histoires vraies, personne ne sait en raconter.
Éric Vuillard, La guerre des pauvres

Fiction must stick to facts, and the truer the facts
the better the fiction – so we are told.
Virginia Woolf, A Room of One’s Own

Puis, tout d’un coup ça se met à mourir. Ça se met à mourir ici et là. Là, au loin, on en a l’habitude, on trouve ça normal qu’on y meurt. On ne s’y intéresse pas trop aux morts lointaines puisqu’une mort d’ailleurs ne changera jamais rien à ce dont on jouit ici et donc pas grand-chose non plus à ce qu’on continuera de subir là-bas : la logique est simple, imparable. Mais que ça se mette soudainement à mourir ici, c’est-à-dire à mourir beaucoup de notre côté du monde, à tomber tout autour, comme des mouches, des mouches qu’on n’oserait même plus balayer à cause de l’ampleur de cette mort, certes, mais aussi par crainte de sa subtile et tout aérienne fluidité, fluidité qui pourrait très bien faire passer la mort de la mouche au balai et du balai à celui qui aurait eu l’audace de le passer ou, alors, à celle qui aurait osé se dire que tout de même, toutes ces mouches, éparpillées un peu partout, par terre, avec leur sale gueule de mouches mortes, on ne pouvait pas les laisser là, que ça faisait désordre et que, à force, ça écœurerait… or que ça se mette à mourir ici pour vrai, en quantités non négligeables, en format club, sans taxe, et bien ça, ça, c’est quelque chose.

Toutes ces morts-là, celles d’ici, cette marée funeste et montante, écumante de cadavres, de corps crevés, c’est quelque chose qui, naturellement, est susceptible de nourrir l’espoir, de faire naître une forme d’enthousiasme et on se dit, en attendant la prochaine belle vague, que voilà ! finies les folies ! qu’on va tous y passer, sans distinction aucune, et que c’est bien fait pour nos gueules. On a forcément des flashes, c’est un peu le Grand Soir : les curés à la casserole avec une pincée de sel, les pédégés et leurs économes au pilon; liesse ! C’est la veillée des lendemains qui plantent, des jours muets.

Alors on s’applique et on les compte les morts. On calcule, on additionne, on fait des sommes, on met tout ça en colonnes, puis, une fois lancé, on étend les colonnes sur des axes, c’est joli, ça permet de visualiser les gains et les pertes, de voir venir la mort, cette mort superbe et angulaire avec son gros M, sa majuscule acérée. Et tous les jours on s’y remet, on y croit; on compile, on soupèse et, c’est inévitable, on s’excite. Voir se profiler, à grands renforts d’abscisses et d’ordonnées, le triomphe de la mort, cette généreuse et claironnante Niké, la regarder de face, de biais ou de dos, en mode cumulatif ou logarithmique, c’est forcément émouvant, c’est une petite victoire sur l’infini, c’est deux, trois feuilles de laurier jetées dans le bouillon, un baume tartiné sur l’angoisse de toutes celles et de tous ceux qui savent, intuitifs et patients, qu’il n’y a que ça de vrai, le casse-pipe viral, la moisson des bipèdes et de leurs germes : un véritable cadeau du fiel.

Mais bon, comme c’était à prévoir, tout cela n’aura finalement été qu’un mirage, un miroir aux alouettes, un guet-apens pour désespérés fragiles, pour nihilistes mal équipés qui, comme tous les nihilistes, auront oublié de lire le fine print, et on comprend vite qu’ici, c’est comme là-bas, et comme ailleurs : les planqués, les fortunés, les gras durs et leurs petites semences esquivent, comme ils savent si bien le faire, la faux des invisibles moissonneurs qui, eux, en bons petits valets du capital, en ouvriers dociles et paresseux préfèrent raser les tout vieux, les bradés, les usés, les défraîchis, ceux, celles qui ne souhaitaient rien de plus que traverser, peut-être, un autre été, les pauvres vieux donc, mais aussi les autres pauvres, le genre, la catégorie : celles qui suent, ceux qui puent, les lumpens et des légions de femmes-martyres, tous ces désunis qui ne dînent pas au château et que méprisent même les larbins qui, eux, y passent de temps en temps au vaste domaine, y vont pour lécher la botte d’un maître, lui caresser l’icône et sucer le cul en tentant de grappiller quelques miettes. Tous ces manants, ils ne l’attendaient pas tout de suite le trépas, ils croyaient pouvoir s’en sortir un tout petit peu, ou même pousser l’audace et aller, enfin, faire un tour côté jardin, voir du pays avant que le rideau ne tombe, leur casse les reins ou leur broie les vertèbres. Mais, non, non, cette mort aura eu ses préférences et les dés étaient, comme toujours, piqués, pourris sur la branche. Ce qui s’annonçait comme étant vraiment quelque chose, que beauté, noblesse et grandeur d’arme : le nivellement par les fosses, n’aura finalement été qu’une mesquinerie de plus. Il n’y aura eu ni triomphe, ni clairons, que la honte des endeuillées, la turpitude du survivant dans le chant d’un kazoo.

D’ailleurs, on assiste déjà au lent effondrement des colonnes. Les abscisses s’allongent, indifférentes, cependant que dégonflent les ordonnées. Et, dans les ruines encore fumantes de la crise, la vie, on le sent, se remettra vite au boulot. Déçu et impuissant, on la voit déjà reprendre ses droits, empoigner derechef les rênes, faire claquer son fouet et, hop ! on enchaîne.

C’est foutu, on le sait bien, et le ressac de la mort emporte les espoirs débiles qu’on a pu, si innocemment, nourrir à la petite cuillère lorsque s’emballaient les statistiques, ces érections chiffrées autour desquelles on aura brièvement tournoyé, étourdi, sans rien toucher, manière kamikaze égaré. On sent même venir les vaccins, c’est clair, c’est pour bientôt, et avec eux, la prochaine manchette : la reconstruction d’une équipe de fond de classement, une hécatombe là-bas, bien loin, ou un petit carambolage dans les parages, une élection à laquelle on pourrait croire, enfin, toutes sortes d’épisodes qui sauront différer l’apocalypse, le dénouement toujours prochain de l’Histoire.

On se désole, c’est inévitable. On s’en veut d’y avoir cru, mais on se dit aussi que, tout de même ! tant de morts, de cadavres, de vies conclues; tant de bidoche gâtée; et tout ça ici ! ici ! dans nos misères à nous ! On se dit donc qu’on n’a pas été si bête, qu’on était tout de même en droit de s’emballer, de rêver un peu. Mais bon, ça ne change rien à l’affaire puisque ça n’aura été qu’un carnage, somme toute, assez restreint, une cueillette sélective. On souhaitait tant voir triompher autre chose, mais, en bout de ligne, ce n’était rien, rien que la saignée habituelle. Ne reste plus alors qu’à attendre, résigné et tranquille comme un condamné au mitan de sa peine, attendre la fin de la comédie, ce moment terrible où l’on devra retirer son masque et quitter sa planque, sortir de son trou pour se laisser de nouveau aveugler par l’abominable lumière du monde.

Machine

Mathieu Leroux

Le monde s’effrite.
Morceau par morceau, pièce par pièce.

À moins qu’il ne soit en train d’imploser, je ne sais plus.

Le bruit est constant.

Il me semble que c’est le contraire qui aurait dû se produire.
Que l’on aurait dû se taire un moment. Prendre du recul, ressentir, réfléchir.
Mais non. Le vacarme s’est amplifié démesurément. D’abord la crainte, puis la peur, puis l’inaction, puis l’accablement, puis le désespoir, puis la colère. Chaque cycle avec son flot d’informations, de commentaires, de réactions. Chaque réaction qui en provoque mille autres ; un cyclone d’opinions et de données répandues en masse au gré de Live Stream qui ne s’interrompent jamais. Devant un point de presse gouvernemental journalier qui se répète à outrance sans ne jamais être clair, tous décortiquent et interprètent à l’infini.

À l’extérieur, presque plus rien ne bouge et tous ont déserté les rues. Le temps retient son souffle. La nature hésite à revêtir son printemps. Tout est irréel, et presque doux. Mais derrière mon écran, ça gueule. À coup de commentaires Facebook, d’images Instagram, d’appels Skype, d’échanges Messenger, de conversations WhatsApp. Dans mon écran, ça gicle de mépris, de complaisances, de performance de soi, de tentative de réinvention, de réunions Zoom, de formations Webex, de rencontres Team, de Netflix party, de fête AmpMe, d’archives exclusives Vimeo, de performances inédites YouTube, de cours Teachable, Rise et Skillshare. Du contenu web au foisonnement exponentiel ; une épidémie de contenu qui n’arrête jamais et fait gonfler la rumeur ambiante qui n’est plus une rumeur, mais bien une foule de milliards de voix numériques qui parlent chialent réagissent rugissent produisent consomment avec voracité. Liées à des plateformes qui confinent elles aussi, mais d’une manière pire plus sévère plus pernicieuse plus aliénante que ce qu’imposent les murs d’un appartement. Cloisonnement derrière des moniteurs connectés à des grondements humains et informatiques qui enflent enflent enflent.

Alors que beaucoup d’entre nous s’emmurent dans leurs privilèges en observant les gens s’insulter, la température monter, les océans s’assécher, les forêts brûler, le plastique durer, les CHSLD sombrer, la loi 61 roder, Jagmeet Singh se faire virer, les Trump se trumper, les noirs se faire tirer, les Black Lives Matter manifester, les USA s’immoler, on bonifie notre milieu de vie en continuant d’acheter des tonnes d’items pas chers sur Amazon Etsy eBay Aliexpress Alibaba Wish Target. Pendant qu’on regarde Leaving Neverland The Ted Bundy Tapes Surviving R. Kelly Jeffrey Epstein : Filthy Rich en criant et en vomissant en même temps, des influenceuses plus branchées que nos ordinateurs mettent en ligne des photos d’elles portant un masque et des bottes Louboutin pour conscientiser leur followers, mais surtout pour avoir l’air fashionable et woke. Ma fatigue était grande avant tout ceci, mais je ne la ressens plus. Je suis au-delà de la lassitude. Je ne ressens presque plus rien si ce n’est qu’un engourdissement généralisé. Pendant que des vélos JUMP se font domper en cachette par centaines, que l’on rafraîchit notre fil de nouvelles afin de ne rien manquer des récents updates des diverses castes de celebrity culture, que l’on dépense allègrement sur SkipTheDishes et Uber Eats pour se faire livrer des mets tièdes et ramollis ; pendant que des artistes doivent innover pour se réinventer et que les élus pataugent en s’accrochant au mot créativité afin d’empêcher le naufrage de l’économie ; pendant que des virus se multiplient et contaminent, ça gueule, ça achète, ça binge, ça double tap. Pallier le vide en emmagasinant et en magasinant.

À mon laptop, je capte tout. Je traite un maximum d’algorithmes. Mon cerveau est plus vaste que les kilomètres de câbles sous-marins en fibre optique, mes yeux gobent le contenu qui s’accumule par nanosecondes sur mon disque dur interne. Graduellement, j’ai commencé à me transformer. Quelque chose s’est mécanisé en moi alors que les divers fluides qui lubrifient mes joints ont peu à peu disparu. Mon corps s’est d’abord rigidifié, puis refroidi. J’ai arrêté de manger, cessé de sécréter de la salive. Le goût et les odeurs se sont volatilisés, le toucher est devenu moins précis. Les heures ont succédé aux jours, puis aux semaines et aux mois, sans que je bouge de la chaise installée à mon bureau sur lequel trônent mon MacBook, mon iPad, mon iPhone. Après être resté si longtemps enchaîné à mes écrans et aux hurlements numérisés sans interruption jamais, j’ai réalisé qu’il n’y avait plus de sang dans mes veines. Que mes narines n’étaient désormais qu’une fente pour la ventilation qui empêchait les systèmes de surchauffer ; que mes oreilles ne me servaient plus à entendre, mais bien à convertir les sons et les signaux électriques reçus. Puis, sans que la chose me surprenne, le cartilage de mes poignets a éclaté, les ligaments se sont déchirés alors que les radius perçaient la peau de mes avant-bras afin de s’accrocher au clavier. Mes tendons se sont mis à succionner l’engin de manière optimale. Il n’y avait plus de différence ou de distance entre les appareils électroniques et moi entre les points de presse et moi entre les états d’âme virtuels et moi.

Je suis devenu un gigantesque multiprocesseur qui compute l’apathie la frustration le dégoût la démesure des usagers qui n’en finissent plus de se répandre sur les médias sociaux à coup de réponses assassines. Mes doigts sont amalgamés aux touches, mes yeux sont deux écrans Retina sur lesquels sont projetés notre inconfort notre insécurité notre intolérance. Alors que tous se déversent à profusion je me téléverse bit par bit. Je traite je traite je traite je sauvegarde je range j’archive.

Mes viscères n’ont plus rien d’organique ce sont des câbles superpuissants qui permettent le transfert de renseignements en continu mon nombril est un port USB que je nourris en tout temps une clé qui régénère son contenu répétitif à tous moments mes vaisseaux sanguins sont des câbles HDMI qui transfèrent un flux de signaux multicanaux en haute définition je fourre mon nerf optique avec tout le contenu de TOU.TV ONF Criterion Hulu Crave Apple TV mon corps copule avec les multiples engins qui me sont accessibles

je suis la télé mangeuse d’images pornographiques de Videodrome je suis le clavier gluant de la Clark Nova de Naked Lunch je suis le cordon ombilical producteur de réalité virtuelle d’Existenz je suis tous les films de David Cronenberg qui scellent l’humain le sexe la machine la violence en un pacte une union une baise une fulgurante orgie

je n’ai plus rien d’humain je ne ressens rien

je suis un alliage de fils puces plastique métal qui transforme l’énergie et scanne des données

je suis une multitude de réseaux silencieux pourtant si bruyants

je n’ai ni plaisir ni empathie ni sollicitude pour ce qui se joue en ce moment

le bruit est assourdissant

il provient autant du dehors que du dedans

je suis machine

le monde s’effrite

pixel par pixel

Les petits pactes

Kiev Renaud

Pendant mon enfance, l’idée que mes parents puissent mourir me terrorisait et je restais fidèle à ma peur pour que rien n’arrive dans le cas où je baisserais mes gardes. Je faisais des pactes pour les garder vivants : si je mangeais mes brocolis, gardais les yeux ouverts sous l’eau du bain ou retenais mon souffle encore un peu, mon père n’aurait pas d’accident de voiture en rentrant le soir. Je retrouve ces pactes, ces jours-ci, en temps de pandémie : si je réussis à ne pas me gratter le nez jusqu’à chez moi, au retour de l’épicerie, les mains pleines de sacs et de microbes, tout le monde sera épargné. La plus grande différence avec l’enfance, c’est que je ne m’inquiète plus seulement pour ma famille. Je ne me rappelle plus exactement à quel âge cette conscience des autres s’est développée, mais elle m’est d’abord apparue comme une absurdité : quelle drôle d’idée, une vie qui ne serait pas la mienne. Quand on m’a appris que tout le monde ne parlait pas français, j’ai d’abord cru à un coup monté : peut-être faisaient-ils semblant, parlaient-ils à l’envers ou quelque chose comme ça – un jeu dont je ne connaissais pas encore le code.

Je retrouve aussi les frontières du monde de l’enfance, ne circulant plus que dans un cercle réduit autour de mon appartement, devenu mon terrier, un habitat presque animal ; ma destination la plus lointaine est le parc, à moins d’un kilomètre de chez moi, exactement comme quand j’étais petite. Mon univers se réduisait alors à ma maison que je ne pouvais pas quitter seule. Vers dix ans, j’ai eu l’autorisation de me rendre au dépanneur pour acheter du lait ou des guimauves; un trajet court que je connaissais par cœur, comme aujourd’hui je me rends à la fruiterie en évitant les boulevards. Pour moi, les amis habitaient nécessairement sur la même rue que moi; j’en reviens à cette définition maintenant que je ne fréquente plus que les gens de mon quartier, tournant en rond dans la même constellation de commerces. Seul leur point de départ diffère légèrement du mien, nos appartements comme des cibles au centre de nos cartes.

En voiture avec mes parents, je pouvais aller un peu plus loin, parfois même dans d’autres villes, pour rendre visite à mes cousins. Je regardais la fenêtre comme une télévision, fascinée par mes frontières repoussées à toute vitesse. Une fois l’excitation passée, cependant, ce décentrement avait toujours quelque chose d’un peu bouleversant : j’avais du mal à m’endormir dans une chambre qui n’était pas la mienne et je cherchais mes repères – le dépanneur, le parc, des amis dans la rue. Le concept de chaînes de commerces m’était étranger; pour moi « le Maxi » était un lieu tout à fait unique et singulier, planté au centre-ville de Sherbrooke, et il était inquiétant de retrouver la même enseigne ailleurs, dans une bâtisse semblable mais pas complètement, avec un ordre des rayons un peu différent. Le monde était distordu et j’étais la seule assez lucide pour m’en rendre compte.

Nous nous rendions une fois par année au Lac-Saint-Jean où vivait ma grand-mère : six interminables heures de route qui menaient à ce qui étaient pour moi les confins du monde. J’avais parfois la chance de réussir à m’endormir, mais sinon je sentais bien chaque instant du trajet, comme engluée dans l’ennui. Chacune des occupations que je me trouvais ne tenait pas plus de cinq minutes et j’étais insultée quand ma mère me suggérait de « faire un dessin ». J’ai pris l’habitude de meubler le temps (j’entends dans cette expression l’écho des grandes pièces vides). Plus aucun moment d’attente ne me paraît long, désormais – c’est exactement comme si je m’endormais, la joue imprimée dans la vitre. J’ai aussi pris l’habitude des décentrements, si souvent répétés qu’ils ont fini par s’endolorir jusqu’à ce que je ne les ressente plus. J’ai déménagé plusieurs fois, vécu en France pendant des années et pris l’avion sans même m’étonner de me réveiller si loin de chez moi. Le jour ne se levait plus en même temps et je n’en faisais pas grand cas; je calculais le décalage horaire comme un jeu et faisais taire très vite les protestations de mon corps par du café ou des somnifères. Quand on perd cette conscience du temps et des lieux, on peut circuler dans le monde aplati comme dans notre quartier. C’est peut-être grâce à cet engourdissement de l’habitude que j’ai fini par endormir mes inquiétudes; l’extrême conscience du danger s’est diluée avec les années, à force que les choses n’arrivent pas.

Je retrouve ces craintes maintenant que le monde est à nouveau cloisonné et que nous sommes tous redevenus des grands enfants, punis dans nos chambres et nos quartiers. Tous ceux que j’aime ne vivent pas dans la même maison que moi et je ne peux pas aller vérifier, la nuit, s’ils respirent encore. Leur écrire est ma seule façon de prendre leur pouls, je reçois leur réponse comme la confirmation d’un battement de cœur; ça va, oui toi. Et tous ces inconnus que je ne peux pas contacter. J’aimerais que mes pactes réussissent à protéger tout le monde. Alors je ne me gratte pas le nez, je mange mes légumes et je fais des dessins, en attendant que ça passe.

Déjà vu…

Catherine Mavrikakis
Elles ont débarqué dans mon bureau. Il était 14h10. Le premier ministre avait dit… Ceci, cela. Conférence de presse, état d’urgence. Je devais rentrer chez moi. Illico presto. Le premier ministre avait dit. Ouste. Ceux qui reviennent de voyage… À la maison. Vite, vite, allez, allez. Pas de discussion. Le premier ministre l’avait dit. Surtout rien à discuter, schnell, schnell. J’allais contaminer tout l’étage et pourquoi pas tout le collège. J’étais responsable de tout… Le premier ministre l’avait dit… Elles ont débarqué dans mon bureau en ouvrant la porte sans frapper. Je discutais avec une étudiante. Elle me parlait de son avortement, elle pleurait… Mais le premier ministre l’avait dit. On devait tout stopper. Fermer le robinet. Arrêter de pleurnicher. Cesser d’avorter ou d’accoucher… J’avais pris l’avion. J’étais contagieuse. J’allais rendre malades les étudiants, les collègues, les doyens, les recteurs, mes frères, mes sœurs, mes cousins, mes parents… J’allais tuer l’étudiante et même le fœtus mort. Si je refusais d’obtempérer. Le premier ministre l’avait dit. Elles avertiraient le directeur. Je devais prendre mes affaires, mes cliques et mes claques, et rentrer chez moi. On venait d’appeler les gardiens de sécurité. De loin, du bout du couloir, déjà d’autres femmes me traitaient de tous les noms, sans trop s’approcher… quelle honte, tout de même quelle honte… Dans notre collège! Alors que le premier ministre… J’allais assassiner tout le personnel et des générations et des générations de jeunes gens si prometteurs. Ils étaient déjà tous en train de tousser dans les corridors, de vomir leurs poumons. À cause de moi, bien sûr, à cause de moi, de l’avion, du voyage, de mon refus d’obtempérer, de ma dissidence, de mon insouciance, de mon vote aux assemblées… de… Le premier ministre venait de le dire à la radio et puis à la télé. Les voyageurs en quarantaine. Les pestiférés à la maison, et que ça saute… Pas une minute à perdre. Elles criaient déjà au meurtre dans tout le bâtiment. V’la la juive qui va tous nous précipiter à l’hosto, v’la la chienne de féministe qui va nous envoyer sous respirateur, v’la la folle de chaillot qui comprend pas la gravité du danger… Pourtant le premier ministre a été très clair… On ne peut plus clair… Toujours si clair ce merveilleux premier ministre… Vous n’écoutiez pas la conférence de presse ? Vous travailliez pendant que le premier ministre… Ça ne nous étonne pas… Dans ses parages, à cette garce, on n’a jamais pu respirer. La v’la qui va nous étouffer avec SA maladie… En elle. Une vraie chauve-souris. C’est sûr… Et la syphilis et le sida aussi. On l’a jamais aimée. Le premier ministre l’a bien dit. Les femmes, les enfants, les voyageurs, les rebelles, et les emmerdeuses, à la maison. La conférence de presse était très formelle. Plus vite que ça. Ramasse tes affaires et du vent. Vite du vent. Mon étudiante fraîchement avortée était déjà en train de fuir, abasourdie. Sans demander son reste. Faisant un petit signe de connivence épuisée, le premier ministre… Le premier ministre et bientôt le directeur qui trouverait comment me foutre dehors… L’avaient dit… On devait les écouter. Je partirais pour un camp, on avait reçu des ordres. Du premier ministre qui l’avait bien dit. Je devais partir me terrer quelque part. C’est la politique, la santé, on sépare le bon grain de l’ivraie, les malades des bien-portants, les fous des gens normaux, les hystériques des hétéros, et le premier ministre de tout le monde. Faut le protéger. Ainsi va le monde, ça a été dit à la radio, vous n’écoutez rien décidément Et dire que ce matin elle donnait un cours, devant une centaine d’étudiants, et dire, et dire, alors que le premier ministre l’a bien expliqué… Juste après… C’est une insouciante, une criminelle. On va la brûler.

Quelques jeunes gens en profitaient. Dans le brouhaha, ils hurlaient : alors madame, si vous allez en Sibérie, j’aurais pas besoin de faire mon exposé mardi prochain, non? Est-ce que le premier ministre l’a dit? Vous serez séquestrée, confinée, confiturée, torturée… Alors pas d’exposé, hein madame? Pas dans ces conditions, madame c’est si stressant tout cela. De vous voir ainsi ligotée. Bâillonnée, attaquée, on espère que vous vous en sortirez, après la date de l’exposé… Mais le premier ministre l’a bien dit. Il a même dit de la lyncher, de la dépecer, de la trucider, cette salope, cette ordure, cette ignoble créature qui n’a même pas écouté. Le premier ministre qui l’avait dit…
Qui l’avait si bien dit…

Quand il y aura moins

Clara Dupuis-Morency
Au retour du dehors, notre mère reste près de nous pendant que nous lavons, nous frottons, nous décrottons nos mains sous le jet d’eau. Notre mère attend, pendant que nous décrassons tout le monde du dehors de notre peau. C’est la première chose qui doit être faite, au retour, nos mains doivent être lavées car il ne faut pas ramener le dehors à l’intérieur. Quand il y aura moins de virus, nous pourrons toucher, nous pourrons saisir les choses du dehors.

Notre mère parle fort, sa voix s’emporte, mais à qui parle-t-elle. Notre mère parle à la télévision. La télévision reste allumée en continu, la télévision dit votre bulletin de nouvelles à 360 degrés, la chaîne débrouillée pour vous. Notre mère crie aussi sur le balcon, aux gens qui passent en bas, dans la rue, et dans le grand parc qui s’étend devant la maison. Ceux qui se croisent de trop près, regardez comme ils s’agglutinent, n’en finit pas de gronder notre mère. À la pénombre, ma sœur et moi aimons nous glisser dans la fraîcheur, nous asseoir l’une contre l’autre, observer les formes, lointaines dans le vert, celles qui se collent dangereusement, celles qui s’agrègent l’une à l’autre, qui s’agrègent lentement à la nuit.

Notre père travaille tous les jours, au sous-sol. Lui aussi, parle à des gens, mais les gens à lui répondent. Nous voyons dans l’ordinateur, avant que l’on nous déloge, se succéder les séries de têtes, casées dans leur petite fenêtre. Parmi les visages il y a aussi celui de notre père, et loin derrière, les nôtres, alors que nous tentons de nous fondre dans le décor. Avant le virus, notre mère travaillait. Les enfants que nous croisons dans la rue sont eux aussi avec leur mère. Notre mère se raidit quand un enfant pleure, quand un enfant crie. Le virus peut être dans les larmes, le virus peut être dans la voix. La bouche par-dessus tout est une sale chose. Nous n’approchons pas, nous gardons notre bouche fermée, nous gardons notre espace.

Quand il y aura moins de virus, nous pourrons retourner à nos jeux. Aujourd’hui, nous gardons notre espace. Quand il y aura moins de virus, nous retournerons dans le monde.

Au sous-sol, il y a aussi le fusil de notre père, notre père dit on ne sait jamais. Nous ne savons pas, nous non plus, alors nous n’y touchons pas. Depuis que notre père travaille au sous-sol, nous ne descendons plus y jouer. Le sous-sol est maintenant pour le travail de notre père, et pour l’entreposage de la nourriture.

Nous n’avons aujourd’hui plus de grands-parents. Notre grand-père est mort dans le grand ordinateur de travail de notre père. Notre père a dit prenons le mien, on verra mieux. Nous ne savions pas ce qui allait se passer, notre mère a rabattu le couvert de la tablette sur le Magicien d’Oz, la sorcière verte allait mettre le feu à l’épouvantail, nous nous sommes groupés au bureau de notre père, il y avait encore des papiers partout, la dame qui tenait l’écran de l’autre côté pour grand-père a dit qu’il ne fallait pas trop traîner, que plusieurs attendaient dans les autres chambres. Et grand-père il s’est bien dépêché, notre père a dit qu’il était de toute façon au bout du rouleau. À la fin, grand-père était instable, on le perd, a dit notre mère, votre connexion est instable a dit l’ordinateur, le réseau du centre c’est de la merde, a dit notre père. C’était comme la fois où le Magicien d’Oz était resté figé, la tête de notre grand-père ne bougeait plus, la bouche restée ouverte les yeux à moitié fermés, la salive faisait un motif dans les pixels, il est resté comme ça longtemps, et pour en finir notre père a fermé la fenêtre.

Pour notre grand-mère, nous étions en balade et il n’y avait pas de wifi. Ça règle la question, a dit notre mère. Nous lui avons dit au revoir de la voiture, au service funéraire à l’auto, notre père a baissé la vitre et nous a dit regardez dans la fenêtre, voici grand-mère dans le vase posé entre les fleurs.

Quand nous sortons jouer dans la ruelle, à l’arrière, notre mère nous dit revenez quand vous entendez les cloches. Les cloches sonnent tous les jours, pour l’heure des repas. Notre mère dit c’est étrange, d’entendre les cloches à nouveau, et notre père dit elles n’ont jamais cessé, nous les entendons à nouveau maintenant que le bruit de la ville ne les couvre plus.

Un jour, dehors, nous découvrons une autre enfant. Nous l’avons peut-être connue dans la vie d’avant, elle nous dit son nom, et nous reconnaissons ce nom. Elle porte le même nom que notre mère, alors nous l’appelons Petite mère. Petite mère a une bicyclette, et elle nous laisse monter dessus. Ses cheveux ont poussé, depuis que nous l’avons vue, et ils s’emmêlent dans nos jeux. Nos cheveux à nous n’ont pas poussé, notre mère s’assure de les couper régulièrement, il ne faudrait pas qu’ils se nouent et si encore on ne pouvait plus vous séparer.

Nous frémissons quand nous entendons les cloches, nous disons que nous devons rentrer, et Petite mère ricane. Nous frémissons aussi, à son rire. Nous ne savons pas quand elle doit rentrer, ce qui lui fait entendre l’heure du retour. Nous ne savons pas où demeure Petite mère, nous savons qu’elle habite quelque part dans les environs. Parfois, elle nous quitte brusquement, et repart en trombe sur sa bicyclette, sans nous dire au revoir.

Nous ne parlons pas à nos parents de Petite mère. Quand notre mère nous demande, nous disons oui, nous gardons notre espace, oui nous fermons notre bouche. Notre père a monté le fusil à l’étage, il passe la nuit couché comme un chien fidèle au pied du lit.

Nos parents nous disent que, bientôt, nous retournerons à l’école. Le facteur apporte un autre écran, que notre mère désinfecte et installe dans un coin du salon, c’est là que vous irez à l’école. Quand nous revoyons la maîtresse, dans sa fenêtre, elle pleure, les larmes coulent sur ses joues et défont son visage. Nos visages, à côté d’elle sur l’écran, restent les mêmes. La maîtresse ne va pas bien. Nous trouvons que l’école c’est un peu ennuyant après tout. Pendant que notre mère se colle à la télévision, nous sortons dehors. Nous trouvons Petite mère à deux coins de rue. Elle nous dit qu’elle a décidé de partir, qu’elle va prendre sa bicyclette, elle nous dit que si nous voulons venir avec elle, qu’il y a la place, mais que nous devons fournir les provisions. Nous disons que le tombeau est plein, au sous-sol, de viandes surgelées.

La nuit venue, Petite mère nous attend à l’arrière, dans la ruelle. En regardant par la fenêtre, nous voyons la silhouette noire à deux roues, les longs cheveux. Nous passons devant la chambre de notre mère et de notre père, le fusil dort paisiblement à leurs pieds, on ne sait jamais. Nous sortons de la maison. Nos besaces sont lourdes de viande froide, rigide. Nous enfourchons la bicyclette, il y a la place. Nous nous serrons très fort, et nous serrons Petite mère alors qu’elle démarre, la force de la bicyclette, et des jambes musclées de Petite mère, nous propulsent un peu vers l’arrière. Nous trouvons un équilibre, le poids de chacune fait contrepoids à celui des autres, dans la nuit, on doit nous prendre pour une seule créature difforme, fuyant la lumière des foyers, le rire de Petite mère fait crécelle dans le silence de la rue vide, la viande est froide sur les muscles de nos cuisses, brûle notre peau pendant qu’au contact de notre sang elle commence à fondre, lentement, entame la faim des prochains jours. Nous quittons notre ville, vers d’autres villes, les cheveux noueux de Petite mère fouettent notre visage, nos épaules. Le vent fait pleurer nos yeux, les fausses larmes se mêlent à la poussière de notre peau. La saleté du béton nous éclabousse. Nous crachons les résidus de la route, le glaviot nous colle aux jambes, et forme bientôt une membrane liant notre cortège. Pour nous entendre, il faut parler très fort, il faut faire porter la voix, faire de la voix un corps humide, conducteur. Nous quittons la ville, Petite mère dit que la campagne l’ennuie, et qu’il faut rouler encore, Petite mère crie, crachante, qu’il y a encore de la ville à trouver.

La Petite-Patrie

Hector Ruiz

I am the witch of the water
I come like a thief in the night
Bewitched by invisible forces
To lead you away from the light
Water Witch, The Secret Sister

Ce matin, un rorqual à bosse a été vu près du port de Montréal. Léo allait rejoindre des amis dans la ruelle verte pas loin de la maison. Juliette et moi avons fait la file pour acheter une paire de sandales. Une heure plus tard, elle était déçue de la seule paire rose disponible. Les joggeurs se saluaient à outrance sur la piste des Carrières et je me suis demandé si quelque chose du confinement allait me manquer.

Avec Dom, un ami de longue date rencontré à l’UQAM, et avec qui j’ai coécrit trois livres, nous avions conçu un atelier de déambulation, La tournée des grands ducs, pour le Mois de la poésie de Québec en mars. Un parcours en ville pour aller se perdre, prendre des notes, s’abreuver en chemin à des bars et s’imprégner de l’atmosphère des lieux. Nous avions aussi organisé en collaboration avec le Musée de la civilisation de Québec une soirée de poésie, Tournée générale. Cet événement allait réunir six poètes pour évoquer l’imaginaire de la taverne avec un micro-ouvert pour le last call. Depuis un an, nous travaillions en collaboration avec le musée.

Également, au mois de juin, Dom et moi avions planifié une petite tournée de promotion pour notre livre Taverne nationale et pour mon quatrième recueil de poésie, Racines et fictions. De Paris à Berlin : des lectures et des ateliers, des rencontres et la différence que le voyage permet. Ces publications et une bonne partie de notre vie littéraire sont parties avec l’eau du bain. Pour passer par-dessus, j’ai lu Cortázar, Hemingway, Faulkner, Fitzgerald et j’ai écrit aussi. J’ai assemblé un recueil de poésie qui comporte quatre suites de voyage : un séjour à Brooklyn, une résidence à l’université Old Dominium à Norfolk en Virginie et deux tournées littéraires en Allemagne. C’était à ma portée. J’ai envoyé ce manuscrit à mon éditeur fin mai. Pourquoi lui avoir envoyé alors que tout le pays était en pause et que la culture était ignorée. C’était absurde, mais encore plus absurde est le vide que chaque fin révèle.

Le confinement de Léo a commencé par la mise au plancher du matelas, sa chambre était son campement. Juliette tenait absolument à garder son titre incontesté de championne familiale de Monopoly. Elle l’a bien défendu pendant trois interminables parties. Sa manière d’acheter des avenues et des maisons nous intriguait davantage que la manière dont Trudeau et Legault dépensaient. Nous avons développé avec joie et angoisse une routine de confinés blancs. Je suis Guatémaltèque avec des privilèges de blanc. Je suis un immigrant dans mon lieu de naissance. Je suis une contradiction territoriale. L’été dernier, nous avons passé trois semaines au Guatemala. Ma plus grande peur était le choc que Léo et Juju allaient vivre au moment de rencontrer des enfants de leur âge en guenilles, pieds nus et peau brûlée, vendre de la gomme balloune sur le boulevard Las Americas. Nous avons développé avec joie et angoisse une routine de confinés blancs. En avant-midi : enseignement et école à distance, jogging, vélo, yoga. Puis le dîner, suivi du Monopoly et nos promenades qui se terminaient toutes au parc à chiens oublié sous le viaduc Van Horne. Cette routine nous a beaucoup aidés à traverser le confinement. Nous sommes en bonne santé, quoique fatigués. Les lieux de la maison ont été épuisés et aujourd’hui, nous tournons en rond sans trouver un angle différent à notre demeure. Comment mesurer l’ampleur de cette lassitude ? J’ai lu quelque part que nous devons maintenant penser, agir et imaginer le futur différemment. Nous devons aussi réinventer certains outils. Je ne sais pas quel jour nous sommes et toute mon énergie est consacrée à ne pas me laisser aller à la nostalgie. Je verrai pour demain.

Juju est l’amie des animaux, elle a développé un amour sans limites pour les chats et les chiens. Lorsqu’elle sera en appartement avec sa meilleure amie, elles auront deux chiens, trois chats et elles travailleront à l’Académie Mira. Sa passion canine est inépuisable. Léo et moi l’avons accompagnée dans cet amour et en avons été contaminés. Les trois, nous rêvons maintenant d’avoir un chien à la maison. Chacun suggère sa race préférée et lui imagine un nom. Pendant le confinement, j’ai beaucoup marché avec les enfants. Je les ai rassurés au début, puis j’ai écouté. Il y aura d’autres promenades, mais la particularité de ces balades était qu’ensemble nous allions traverser le confinement et le jour où cette longue promenade allait se terminer peut-être que sous le viaduc un golden retriever nous attendrait pour courir avec lui.

Notre bureau remplit plusieurs fonctions : télétravail, yoga, banc d’école. La semaine selon notre horaire familial, à partir de 19 h, et le week-end, cette pièce était à moi presque en tout temps. Depuis quelques années, j’avais pris l’habitude, après le souper, de me rendre à pied au Bily Kun. Adrien et Eugenie savaient que j’écoutais d’une oreille distraite le pianiste, que je travaillais des textes, une pinte, une deuxième et à la prochaine. Je rentrais à pied ou en métro, c’était mon insoutenable légèreté. Mon bureau a remplacé cette habitude. Apéritifs, lectures, travail sur le manuscrit, photos-poèmes et une correspondance poétique. J’y ai écouté des enregistrements live de jazz. Le live me manque pourtant. Lire et écouter des poèmes sur scène me manquent aussi. Par la fenêtre, j’ai regardé le va-et-vient des silhouettes. Quand une idée s’accrochait au fil de mon regard, j’imaginais un début de conversation. J’ai tenté de faire vivre l’atmosphère du bar dans la pièce. Mes outils étaient l’alcool, le jazz et l’écriture, mais les applaudissements live sonnent tellement faux.

Léo comme plusieurs garçons aime le foot, rigoler et le sucre, mais comment motiver un enfant à poursuivre son entraînement d’équipe en solitaire ? Quand il n’est pas malade, il déborde d’énergie du réveil au coucher alors les matins, nous avons commencé à faire du cardio, lui à vélo, moi à la course. Quelques jours plus tard, j’ai pu l’initier au jogging. À chaque trajet, il me demandait de quoi ils ont parlé aux nouvelles ? La plupart du temps, j’avais déjà oublié, mais au fil des jours, j’ai orienté mon écoute du téléjournal en fonction de sa question. À la fin du bulletin de nouvelles, il y a souvent une histoire qui fait du bien. Une histoire qui parle de nous, nous très communautaires, nous solidaires, humanistes. La fin du téléjournal a-t-elle toujours été un happy end ? Je ne peux relayer un faux horizon à Léo ou à Juliette ni même à mes étudiants. Au bout de la pandémie, il n’y a pas d’arcs-en-ciel, peut-être juste un parc à chiens avec une inscription gravée sur la table de pique-nique : The virus is us.

Quand je referme la porte du bureau, les souvenirs reviennent au galop. Dès que Ray Charles entame Lonely Avenue, je suis ailleurs : là-bas, c’est la saison des terrasses et la joie d’être ensemble est palpable. Je suis emporté successivement par les morceaux joués et les villes visitées, je suis emporté jusqu’à la fin d’une improvisation et j’échoue alors sur le tapis du bureau. Si au moins c’était une plage. Si au moins demain s’annonçait différent. Ce petit manège est-il une question d’hygiène sociale ou de dérèglement individuel ?

Devant l’incapacité de voyager, j’ai opté pour des déambulations nocturnes. Pendant ces nocturnes, j’ai parcouru les pistes tracées par nos habitudes et je me désolais de trouver le parc Dante vide, le Caffè Italia fermé, la terrasse du Vices & Versa abandonnée. Je me désolais que La Petite-Patrie soit confinée, je me désolais de manquer à notre devoir de citadin, celui d’habiter son quartier. Devant l’incapacité de voyager, je n’ai pas osé flâner dans les ruelles. Cette traversée m’était interdite, j’avais perdu le droit de franchir ces passages urbains et intimes. À ces dérives venait se mêler le fil de mes voyages. Chaque nuit était une nostalgie : un dimanche d’été dans une petite ville perdue où j’étais libre, mais où il n’y avait personne avec qui marcher. Chaque nuit était un après-midi aride sur un balcon où je ne parlais pas la langue du pays, où je n’avais plus d’appartenance.

Quel dimanche sommes-nous ?
Dans quelle ville ? Dans quelle vie ?
Partout, tout le temps, le même horizon absent.
Ailleurs est une force d’attraction.
Ici est impossible sans cette force.

J’ai noté dans un calepin : tu viens d’ailleurs, mais tu as été invité.

Une rupture a eu lieu. Je dois laisser aller, je n’y peux rien. Je dois tout laisser aller maintenant. Un changement doit avoir lieu. Je n’y peux rien. Je dois laisser aller. Tout laisser aller. Certains ne décrochent pas, ils ne démordent pas, jamais ils ne callent malade, ils s’acharnent à distance. D’autres doivent décrocher. Ils l’ont contracté, le virus se répand. J’ai fait de l’écriture un virus. Je crois qu’en écrivant, les projets littéraires surgissent. C’est un cercle vicieux, c’est la maladie que je préfère. J’ai vu à la télé le nombre de morts augmenter, à la maison, les murs rétrécir, le temps se dilater. Printemps et plans annulés, je ne suis pas mort, j’ai tout perdu, je n’ai rien perdu. Je ne connais pas de raison assez puissante pour abandonner, elle viendra. Pour l’instant, ma seule certitude est le dialogue qui existe entre la lecture et l’écriture. Pour l’instant j’ai une seule contrainte littéraire, elle fonde mon engagement : l’écriture est non-aliénable.

J’ai noté dans mon calepin : un poème est-il la plus récente actualisation de soi-même ?

Je redoute la fin. Peu importe laquelle. Toute fin m’effraie. Je redoute ce moment aussi : me lancer dans le vide pour entreprendre un autre projet. Maintenant, l’été déploie des jours interminables puis à l’automne, il me faudra recommencer. Donner forme à nouveau, mais différemment. Écrire encore, mais pas n’importe quoi, écrire ce qui coûte. Faire intervenir d’autres contraintes et affirmer davantage l’autonomie de l’écriture.

Maintenant, je suis un privilégié. Ça n’a pas toujours été le cas.
Je ne pleure pas.
Je reconnais ma trajectoire.

Sur mon bureau, il y a une photo de mon grand-père qui date de 2000. Nous sommes devant un arc en pierre. Mort, il est encore présent. Je ne sais pas si au Guatemala j’aurais eu la même chance. À nouveau enraciné, je tente de relier mes points d’inflexion. À la fois souples et tendus, je relie une constellation où l’écriture ne peut être subordonnée à rien ni personne. Un espace où je suis l’esclave de l’écriture.

À la maison, nous avons cessé d’activer le système d’alarme le 13 mars.

La faim des fantômes

Benjamin Gagnon Chainey

Il vivait sur lui-même, se nourrissant de sa propre substance,
pareil à ces bêtes engourdies, tapies dans un trou, pendant l’hiver;
la solitude avait agi sur son cerveau,
de même qu’un narcotique.
Joris-Karl Huysmans, À Rebours

Minuit moins une, un matin marchant vers les Arènes de Lutèce…

Un soleil blanc de février se lève sur Paris somnolente.

Approchez! Approchez! C’est petit-déjeuner! Il y a tant à boire! Tant à manger!

Des corps anonymes marchent au cœur du cinquième arrondissement, s’affairent dans tous les sens, le sixième encore bien endormi. Les sentiments meurent vite s’ils ne sont pas nourris. D’un café à l’autre, des corps vides trimballent leurs viscères à gaver, cherchent à rompre leur carême de cafés crème, croissants, crèmes caramel et autres pains quotidiens… Un temps repus les corps repartent à l’assaut du chic hiérarchique, quadrillent Paris d’une frénésie de fourmilière dont la faim toujours revient. Les corps avides ont des petits creux qui jamais ne se comblent.

Le vent du matin est vif et frais. Des chemins de traverse creusent des sillons somnambules dans la ville s’éveillant. Il fait beau… La lumière emplit le vide entre les corps en marche, le rend visible à l’œil nu, le vide s’écoulant des yeux loin des yeux… Le désir est toujours un symptôme de souffrance… La vie est courte et il y a tant de vides à combler dans la densité parisienne! D’affaires à faire, de gens à dépourvoir, de corps morts à déposséder vivants, de fric à défricher dans les Champs Élysées de coton… C’est un autre matin de cohue ensoleillée qui pleut sur Paris… Une promesse de printemps hâtif entre les pétarades hivernales des moteurs de Vespas… De ces matins qui se suivent et s’effacent à la queue leu leu d’une Histoire palimpseste palpitante… Circulez! Circulez corps et journées! Petit-déjeunez bien! Il y a tant à voir, à revoir! Il y a tant à avoir à Paris! Petit-déjeunez bien braves gens, grands bourgeois, touristes aguerris, haut-fonctionnaires et normaliens de tout acabit! Il n’y a rien à ressortir des annales! Un musée est une mémoire qui se préserve telle quelle… Un passé cristallisé dans l’éternel présent… Il n’y a plus rien de vivant à jeter en pâture aux ventres creux des souvenirs. Les fantômes ont faim en cet autre nouveau matin…

Il a plu la nuit dernière et le bitume parisien brille, trempé d’eau-de-vie… Février 2020, les terrasses se bondent peu à peu et bien vite, le vin roucoulera de nouveau de mille flots… Le printemps promet d’être doux cette année… Cela se sent dans l’air… La ville sera un bateau ivre d’illusions comiques… Parfaites… Actuelles… Les façades haussmanniennes dorent leur chaude blancheur dans les rayons du soleil levant et, oubliée sur la table en terrasse d’un café, la une du Monde claque au vent sous les regards des chaises inoccupées… Les corps se relaient vite sur les chaises en osier… Ils n’ont pas l’espace-temps de tout lire, les corps déjà morts… Non… Ils n’ont plus de temps ni de tête à perdre dans le cœur du malheur, et quoi encore… Le monde est lassant cet hiver… Décidément… Encore, encore et encore les mêmes nouvelles, pour une autre première fois… Depuis décembre dernier… Et quoi encore… C’était en décembre dernier… Le passé est un ogre insatiable… Un fantôme famélique affamé… Un satyre satirique désuet… Au suivant les rumeurs archaïques entêtées! Les spectres revenants de virus préhistoriques! Les corps creux s’exhumant de l’encre lascive des papiers journaux! Les ténèbres journalières salissent les doigts… Attention à la blancheur immaculée des chemises! Gare aux cerveaux déréglés de chimères dont la corona radiata s’emporte et se dérègle! Il ne faudrait pas se décoordonner le corps et la marche… Sortir le chaos matamore de ses circonvolutions systémiques… En marche grands esprits ambitieux! Têtes froides et torses bien bombés! Il n’y a pas de sentiment à faire! Ne jamais se laisser toucher par le journal… Oh non… Gare à soi quant à l’autre… Laisser les sensations aux faibles à manger… Ils ont faim d’amour les pauvres… Laisser les affections aux fragiles à se sustenter… La vaillance à la vieillesse obsolescente déprogrammée, au fond des cales d’épaves inhospitalières… Ils ont des petits cœurs frêles à se faire abattre en retraite… Ces Nouvelles Vieilles Vagues… À se faire tourbillonner les corps mourants sur les vagues tranquilles, en lisière des grands courants marins…

Le temps est radieux en ce nouveau matin de février! Les corps occultes prennent le journal et se le planquent sous les aisselles… Cela donne un air important… Ils prennent le journal et laissent sur la table tous les maux qu’il recèle… Les déjà vieilles nouvelles à rendre la démarche ataxique, le corps vide repoussant, l’élégance hirsute… Marchez droit, adroit, droit devant, braves citadins! Un pied de nez devant l’autre! Une fracture de hanche, d’orgueil et de poignet est si vite arrivée et c’est qu’il a coûté cher ce costard… Surtout oui, se tenir loin des mauvaises nouvelles… Voilà, comme cela… Elles salissent les doigts les mauvaises nouvelles… Il ne faut pas les embrasser, leur tendre les oreilles… Les cris d’alarmes des journaux ne sont toujours que des paroles en l’air à divertir la galère… À galvaniser les capitaines levant les amorphes et mettant le cap capitaliste colonialiste! Les corps vides ont faim de concret… De chair fraîche à se mettre sous la pomme d’Adam et les SOS ne sont bons qu’à sauver l’équipage des vieux rafiots hantés… Pas à peupler d’opulentes colonies… Les feux de détresse des gueux montent très haut dans le ciel parisien, peinent à enflammer l’opacité du présent, et retombent dans la Mer morte en un sifflement joyeux… Oh! Tu as vu le joli feu dans le ciel, hein dis, maman?

Le soleil se lève sur Paris et il n’y aura jamais assez de café pour défibriller l’indifférence des jours renaissants… C’est à se demander ce que le café réveille, au fond de nous, en ces doux matins ensoleillés… C’est à se demander si, au fin fond de nous, notre état de veille ne s’est pas inversé, à notre inusable insu de Nosferatu toujours affamé… Paris petit-déjeune et les corps morts errent par les rutilantes avenues du cinquième arrondissement… Des tordus, des gueux, des m’as-tu-vu… Des musculeux, des preux, des petits culs… Des courts, des allongés s’enfilent en estafilades derrière les cravates qu’on astique incognito… Un vent viral fouette ça-et-là les pages triviales des mondes oubliés sur le chemin du taf… Devant les comptoirs qu’est-ce qu’on vous sert ce matin chère madame, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ce matin cher monsieur… Dans les mallettes de cuir des documents d’importance ribotent… Des talons Louis Vuitton s’accrochent dans les interstices des caniveaux… Des crachats colorés de macarons, aux vagues parfums de tabac piquent les pavés de furtifs instants, où la lumière blanche diffracte ses couleurs… Un éclair… Puis la vraie vie! Les couleurs redeviennent toujours invisibles une fois l’intempérie passée… Les spectres s’effacent vite une fois que cesse la tempête et vite au soleil revenu, on retrouve le bonheur de balader son indifférence sur les chemins de traverse… Les Quais de la Seine… Le Jardin des Tuileries… Déferlantes immaculées reconceptions… Paris toujours vibrante Ville-Lumière… Comme il fait bon parader sa réussite sur les places venteuses aux pieds rouillés des chapelles…

Les Arènes de Lutèce se profilent dans les marges, entourent les corps anonymes enchevêtrant leurs marches en avant… Le Monde crie mais nulle âme qui vive ne l’entend… Le soleil reviendra toujours, ce n’est jamais une question qui se pose… Nul corps qui meurt ne redoute jamais son coucher définitif… Surtout pas en ce vif mois de février, la mort n’est jamais notre lot, pour nous grands matelots muséaux… L’eau coulera toujours sous les ponts de la Seine, toujours abreuvée d’eau de pluie… Les corps fluviaux marchent dans le cinquième arrondissement parisien et un SDF lave son corps spectral, tout habillé de haillons, sous la douche pluviale vomie par une gargouille éborgnée de l’Église Saint-Médard…

Les Arènes de Lutèce s’exhument de terre et mon corps anonyme arrive enfin au cœur de leur ferveur antique. Les cris des habitants montent, survoltés par l’imminente arrivée des gladiateurs! Le lancement des jeux hors du Monde où s’enchaînent les unes anonymes sans se passer le témoin! Et quoi encore, l’Histoire!… Énièmes rumeurs virales présageant le retour d’un passé déchu! Résurgence des peurs ancestrales d’un exotique lointain! Ces bibelots affectifs… Ces babioles historiques… Ces boutures d’émotions brutes ne sont plus de ce siècle, et quoi encore… Il fait si beau à Paris aujourd’hui! Mon corps prend place dans les gradins, entre deux fantômes fébriles… Vous connaissez les gladiateurs au programme d’aujourd’hui? Les jeux seront bientôt relancés! La prophétie le prédit! Les jeux sont toujours à refaire et à l’abri des unes clandestines du Monde, le café coule onctueux dans le fond de mon gosier… Le soleil brille sur les Arènes vides… Le Ier siècle s’ouvre à mes pieds… Je souris tendrement… Deux galopins bouclés arrivent à la course, enjoués, en criant de ferveur au centre de l’Arène centrale… À quelques coins de rues, dans le parc attenant à l’Église Saint-Médard, le SDF achève sa toilette matinale, égrène dans sa bourse de plastique le tabac d’un mégot trouvé sous un banc, et se prépare à reprendre sa route invisible… Il fait si beau aujourd’hui à Paris… Derrière les enfants qui jouent, débordant de virale vitalité, une vieille nounou africaine fait son entrée claudiquant dans l’Arène centrale, sous les clameurs exaltées de la foule fantôme… De son œil bienveillant, elle sécurise leur riante blondeur… Paris… Ville-Lumière où il fait si bon circuler… Circulez… Circulez… De cafés en cabarets en musées… Circulez… Circulez à l’infini… Oh Paris… Ville-Lumière où il y a toujours tout à revoir… De nouveau… Encore et encore… Oh Paris… Ville-fantôme où il y aura toujours tout, à exhumer de nouveau…

Fille de mère de Sarah Marceau-Tremblay

Fille ou mère de l’ironie de son sort, elle fait un doctorat sur l’enfermement.
Elle, la petite, fut moi, confinée qu’avec moi.

Il est mieux au ciel que tout le monde ici.
Il est mieux au ciel que tout le monde ici.

Cette phrase rengaine que clama sa grand-mère comme prêchera sa mère, la petite en quarantaine depuis des ères l’écrit en italique. Encore la sentence d’au commencement était le Verbe qui prétend régler tout, une vieille horloge grand-père qui plante ses aiguilles dans les dernières secondes de Sébastien.

Bye bye nuage welcome soleil sur fond de jugement dernier.

En l’entendant encore gratter sa guitare, sa cousine écumante au cœur qui bat trop retient ses yeux pressés et resta coite devant les mots pleutres de la nouvelle école Covid.

Sébastien ne chantera plus Bye bye nuage welcome soleil et mourut le 8 mai. Quarante ans, trois enfants. Il ne souffrira plus une image vaut mille vers. « Un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie », trinquons ma foi à Lapalisse depuis tous nos calices.
Encore un verre, la foi ça ne se commande pas.

Mais avant? Avant l’épée diagnostic poison de Noël? Avant la terre infecte de la Covid au pair partout ? Avant les masques, avant les vers, avant les petits qui manient trop les écrans? Et s’il n’y avait pas eu ce ravage des entrailles qui coffre, sans Ola nous changeâmes la loi, une âme pure qu’on dit voyou mais sans souillure les mains en l’air?

La temporalité jure qu’elle se parjure.
Alleluia des arcs-en-ciel.

Il est le père de, le frère de, le fils de, le petit-fils de, l’ami de, le cousin de, le musicien de. De lui. Mais devint du jour au lendemain son seul prophète sans consentement. On exauça ton souhait Sébastien. Vraiment? Plus obéissant, un adulte à A++, un fakir raisonné, mûr, intelligent, éclairé… du divin sur terre? Synonymes et cooccurrences déferlent comme les vagues salées creusèrent mes yeux, les joues de la petite et les ridules sur son front.

Comme j’écrirai I can’t breathe sur ma Toyota rouge.

Pourtant le monde entier bat enfin du même pathos à même une seule crise, respire-t-elle enfin. Elle? elle est la crise. Le confinement? Son mode de vie. À l’intérieur l’accalmie tangue vers la mort de Sébastien qui hurle un scandale qu’elle n’arrive pas à écarter du paysage.

La foi ça ne se commande pas.

Elle fut alitée pendant des mois, endura des douleurs qui endorment ou réveillent, elle se frotta à la mort. Plusieurs fois. Trop de fois. L’angoisse, elle connait, mais jamais elle ne dut encercler d’un feutre fluo au calendrier le jour de sa potence. Toujours il y eut des peut-être ou des trop vite. Alors elle s’imagine à sa place, dans son lit, son brancard à barreaux métalliques, chez lui, à l’hôpital, et ne dort pas la veille du satané 4 mars quand on lui ouvrit les entrailles en vain.

Au réveil la foudre la bile coulante de l’heure est fatale. Oui nous vous avons recousu Monsieur, oui nous sommes désolés Monsieur, oui il y a des métastases partout, Monsieur. Votre heure de mort est arrivée Monsieur c’est inopérable. Un peu d’eau ?

Un haricot bleu pâle lui apparaît vertement sous le menton. Vomi. Le haricot s’éloigne. Le haricot revient.

Dans sa maison, pendant que ça fourmille, que toute la famille mange, il s’est levé. Cuillères en l’air, la faim coupe-faim fige. Les bruits sourds, la peine en en-tête du récit de chacun, chacun, chacune, l’esquisse d’un sourire épuisent. L’anxiété, la douleur, la morphine, les paupières d’un merci, les cauchemars, l’infini. L’infini à l’horizon sans soi. Sans moi. Moi sans. L’inconscience éternelle. La peur de la mort.

Adieu mes enfants qu’elle entend même si elle n’a pas d’enfant et la petite se demande alors pourquoi c’est si vif, pourquoi elle ne dort pas quand il ne dort pas.
Et si c’était son frère…

Ça ne s’écrit pas, mais elle ne serait pas seule au diapason avec moi.

Dans la chronique nécrologique, on remerciera la Covid-19 qui lui permit une agonie sans trop-plein d’humains qui bégaient devant la mort en la regardant vivre par amour. Une émeute intérieure qui abrège les jours. C’est vrai. Une chance.

Grâce aux règles s’inventant au quotidien sans précédent, il étirera la petite aiguille de l’horloge pour se bercer dans les bras de son père, de sa mère et donner aux siens une complice de la mort, la sagesse qui n’accueille qu’amour, beau et paix. Il dira Je t’aime à Grand-Maman.
Personne ne connait ce potentat Damoclès-là avant de devenir son propre pugilat. Rêvant seulement d’une infime parcelle de confort au présent. Une petite bouchée de fluide sans vomir. Un regard à son fils. Puis à l’autre. Un sourire à sa fille. Une sainte trinité déchirée qui ordonne de sacrer la vie.
La filiation s’accroche.

Il est mieux au ciel que tout le monde ici.

Ici c’est temporaire mais.

La foi ça ne se commande pas. Angoisse. Le haricot s’éloigne, le haricot revient. La mienne est seule et tourne à vide à mots. Maman, prends-moi.

Mais la petite passe la Covid toute seule cette année. C’est une endémie rentrez-vous le dans le crâne.
Il faudra mettre ses mains en œillères pour la voir à l’intérieur. À bien regarder par la vitre le vitré s’illumine et vous la verrez dans sa maison au bord du fleuve. Elle ne bouge plus depuis au moins une heure. Peut-être plus. Elle doit écrire Fille de.
Mais respire-t-elle ?
Plus que jamais.
Quand le soleil tombe, elle ne se lève pas pour tirer le rideau ou la chaînette de la lampe au-dessus de sa tête. L’écran et ses pupilles dilatées suffisent.
Dans sa maison d’enfance, elle expulse son avenir à pianoter des mots.
Adieu veau, vache, cochon, couvée, mari, puis Montréal-Paris, elle doit écrire.

Fille de
Je suis fille de, se dit-elle. Sœur de. Je suis trois. Je suis cinq, je suis vous, je suis elle, je suis celle qui veille Sébastien quand tout le monde dort. Je suis… jusqu’à la cathédrale Notre-Dame qui s’immole.

Mais elle ne comprend pas pourquoi. Hormis que personne ne voudrait épouser cinq personnes et elle non plus.

Je suis donc mère de Fille de ou fille de mère de, sourit-elle en coin au piètre jeu des mots.
Non je n’ai pas d’enfants je ne suis que fille de.

Avant que l’attentat Covid nous vide de tous, nous évide tous, crée du vide, des vides, jusqu’à nous viser presque seulement la matière grise, elle quitta Je T’aime pour de bon, je la crois encore, il ne voulait pas d’enfants.

Direction Est, Les Éboulements, avec ses patins à glace, une paire de jeans et son habit de neige. Je pars une semaine, loin du verglas de Montréal, ça me décapera de Je T’aime se félicite-t-elle.

Il y avait des années qu’elle ne s’était pas terrée blottie contente dans cette maison. Son plus beau cadeau de fête avant de naître.

Elle roula 400 kilomètres, le sourire accroché au soleil. Et rit réjouie niaise, ahurie, rit oui de son pourquoi pas, malgré la brisure, les rêves en grève, enfin raccord avec l’incertitude. Elle avait de la verve en chantant dans l’auto. Enfin elle irait patiner pour patiner.

Oui, elle avait le cœur béat et calme, cohérence cardiaque j’en suis encore sûre. Tout semblait limpide comme la route claire, fini les yeux à marée haute. Adieu Je t’aime j’en aimerai un autre, qu’elle se targuait, ça ira.
Sûrement.

Elle apprendra les noms d’oiseaux.

Outre ses doigts qui tambourinent sur le clavier sans danser, le reste de sa chair se détache, c’est kinesthésique elle en fait fi, pour laisser valser les autres corps vivants, morts, textuels, visuels, les ondes, les protons, qu’en sais-je, ceux qui s’en emparent, qui deviennent elle en m’oubliant.

Seule sur la route-de-la-plage, estivants absents, maisons givrées, face au quai, il n’y a que le traversier de l’Isle-aux-coudres qui bouge en oubliant de siffler son départ pour personne. Personne. C’est là qu’elle écrit. Qu’elle s’écrit. Un peu d’épaisseur ne fera pas de tort à cette fille cachectique, lui rabâchait sa mère, qui s’échappe encore la bague au doigt. Elle rêve d’un wetsuit pour sauter dans le fleuve.

« Les images sont difficiles, on ne croyait pas voir ça à New-York, des corps qui s’entassent par milliers dans une fosse commune (…) Sur cette petite île au large du Bronx, on enterre ceux dont personne n’a réclamé les corps (…) 799 morts en 24 h à New-York un record ».

Fille de mère de, mère de non, et puis merde pour vrai, le 7 avril c’est sa fête. On annonce une super lune rose, c’est historique.

Or pourquoi fêter cet œil seul se dit-elle qui ne regarde que les grandes marées d’un printemps qui ne commence jamais. Enfermée dans l’horizon, elle oscille entre le banc de glace impassible devant le fleuve et l’écran blanc qui se noircit.

L’absence cardiaque de contradictions ne dure jamais.

Un verre par-ci, un verre par-là dans l’écran, puis viendra la cave au complet.
Sans écran.

Elle devint décor, horizon sans chair, la lumière au loin peut-être, et comme l’inertie donne froid, elle mangea comme ses nuits se gavaient du jour. Elle ne grossit jamais. Elle grossira cette fois.
Mère de… d’un peu plus de. Encore une toquade

Au diable toutes les fêtes et tous les rejetons du printemps.

Dans sa vie onirique à suer, les frissons la réveillent et elle compote à cumuler une moyenne de trois à quatre heures de sommeil qui mangent son souffle. À force de brouillard et de bordels synaptiques, ses cauchemars dévorent le jour qui écrit sans elle comme la vaisselle s’accumule dans l’évier sans fond. Son tyran d’ex s’acharne à jouer au pimp en fabriquant des poupées vaudou à son effigie. Quelle heure est-il ?
Une cigarette.

Après plus de deux quarantaines et demie, il n’y a qu’une seule coupable au mal de gorge. Toujours les mêmes neuf cas de Covid dans Charlevoix, les Montréalais l’envient au paradis.

Au réveil, c’est la bible live. À Babel on donne la sellette à Trump, au-delà du Moyen-Orient les criquets ont bouffé les sauterelles, partout on devient du bétail gouvernemental, énième fléau de tous les faux Moïse, et voilà la pandémie pour une trêve de l’idolâtrie du plastique capitaliste, pendant que le Yémen crève encore de faim et que les guerres ne cessent pas le feu. Elle craint c’est viscéral une guerre civile aux États-Unis et ça sent le ranci d’apocalypse aux mille mots. Il grêlera tout l’été malgré la canicule. Il est fucking putain cinq heures du mat et rien à foutre outre qu’écrire. Son cœur veut s’expatrier mais. Les frontières sont fermées.

Elle se réveille, c’est d’ordinaire, à la sueur de l’aube. Le jour se vit avec l’agonie du monde comme tout le monde mais aussi avec le glas d’un des siens. Pas juste la cohérence de cette page d’histoire qui tour de Babel à Babel lui donne le sentiment d’avoir attendu la chute de l’empire occidental toute sa vie. Pas juste la Covid, en plein génocide gériatrique, non.

Bientôt, elle inversera les nuits pour veiller Sébastien.
Sans Sébastien.

Et compensera en riant de ma vie et de tous les dénominateurs communs de son absurdité.

– Ah ! 22h22, encore une heure doublée, triplée, me clame-t-elle. Googler les interprétations des anges pourquoi pas.
« Cet ange gardien apporte la fertilité des idées, des récoltes, il est également avec vous si vous essayez de concevoir un enfant ».
You bet.
Enceinte du Christ, s’imagina-t-elle en riant.

À la fermeture de la R-138, elle sourit de ne pas se faire déranger pour écrire, mais à partir de sa fête, le 7 avril, elle enverra sa famille capturer la super lune rose avec leurs téléphones intelligents pour l’offrir à son cousin mourant. La lune est conne disait Maman. Les grandes marées n’en finissent plus et elle enregistre les vagues pour Sébastien. Le printemps ne viendra pas. En juin, il n’y en aura pas de lilas et au mois d’avril la neige qui tombe en vrac en plaque coupe la vue du large côté quai sur la route de la plage.

De pleine lune à lune pleine elle gagne une bourse. Personne pour la partager. C’est l’évidence, je travaille sur l’enfermement, se rappelle-t-elle à la troisième personne du singulier qui rit moins.
Puis, le jour de la mort de Sébastien, elle finit son livre Fille de. Elle quittera le fleuve après trois mois de confinement. On ouvrira les régions, ses parents reprendront leur maison, on libérera Montréal.

Ce jour-là, elle reçut un courriel de sa mère :

Il est mieux au ciel que tout le monde ici.

Peut-être. Mais.
Elle eut alors le sentiment étrange de vouloir dire adieux à ses propres enfants.
Elle n’a pas d’enfants.
La lune est conne disait maman, mais.
Aujourd’hui je veux surtout écrire Mère de, la foi ça ne se commande pas.

Des enfants oui.

— Grand-Maman, est-ce que je peux passer l’été avec toi ?

Demain peut-être : le sel de la terre

Charlotte Moffet

Dans ma famille nous nous aimons sans nous toucher. Nous pratiquons l’espace entre les corps depuis longtemps – ce n’est pas le genre de distance qui nous incommode.

Heureusement tu es venu t’installer dans cet intervalle et donner un sens à mon corps. Tu as construit pour nous une maison, faite de chair – le lieu de douceur chaude et parfois moite où je me réfugie ces jours-ci dans l’espoir d’y trouver les caresses que je cherche. De loin toujours ma famille reste très proche. Nous ne connaissons la texture de notre peau que lorsque nos joues s’effleurent par politesse au moment de nous voir. Nous devons le faire souvent – prendre le pouls des autres par l’œil, à défaut de la main. Cette année nous avons manqué les occasions de la vue pour le mois d’avril : un anniversaire et une fête christique – plus tard nous nous sommes dit, prenons ce temps pour nous reposer et profitons de l’éloignement pour respirer. Jusqu’à la fête des Mères le trou s’est creusé, est devenu trop profond – il y a trop d’air et plus d’odeur. Est arrivé le mètre de distance de trop. Toutes les femmes sont chez nous des mères. Il faut bien faire quelque chose pour le sel de la terre, pierres blanches et parfois fleurs aux soins pluriels. Il y a aussi la fête de ma grand-mère, nous ne pouvons pas taire le mois de mai. Tu proposes de préparer une tarte au citron. Je suis touchée, il n’y a que toi pour penser ainsi à la langue des autres. Tu me dis deux tartes, même, pour toutes les mères. Le projet est doux, et sucré, mais le projet en est un de deux jours, un de fin de semaine : tu te mettras à la tâche samedi ; nous irons aux portes dimanche. Je verse une larme. Dans ma famille ce n’est pas chose courante que de pleurer. La vulnérabilité reste de l’ordre de l’intime – nous lavons nos blessures comme notre linge sale. Il n’y a que devant toi que j’ouvre le robinet. Sous notre toit je trouve l’espace nécessaire pour le jeu de l’intime, la quête des mots pour nommer les mouvements du dedans – ce qui se passe sous la peau. Vers la fin de la semaine, ma grand-mère tombe. Ma grand-mère est déjà tombée, plusieurs fois. Ce n’est jamais grave. Elle me dit toujours que moi aussi je tombe, je tombe des fois. Je vois souvent c’est vrai mon corps me lâcher. J’ai chaud, froid un peu en même temps, la tête qui tourne, la nausée. Je m’étends avant la chute parce que je sais. Si elle arrive et que je ne sais pas, je tombe, oui, parfois. Ce n’est pas la même chose. J’ai encore beaucoup de place pour la douleur des accidents. J’ai beaucoup de réserves de guérison. Je pense au temps et au corps de ma grand-mère. Ce n’est pas la première fois qu’elle tombe, elle n’en est jamais morte, elle n’en mourra pas cette fois non plus. Elle me l’a dit il n’y a pas si longtemps, c’était au téléphone. Je ne la voyais pas – c’était au mois d’avril que nous avons manqué – et elle ne voulait pas m’entendre avec mon inquiétude. Pourtant je n’avais que cela à lui donner, mais je ne voulais pas exagérer : je l’ai crue, je ne la voyais pas. C’était il n’y a pas si longtemps. Je l’ai crue jusqu’à ce que cette semaine mon grand-père nous dise. Il la voyait. Il était le seul à voir le teint pâle et la fatigue s’installer sur son visage. Il y a aussi qu’il n’a pas que l’œil mon grand-père : il a la main. Il doit savoir le pouls de ma grand-mère comme tu sais le mien, mais ce n’est pas le temps d’aller à l’hôpital. Il me semble que de toujours c’est le pire temps, pour aller à l’hôpital. Peut-être qu’il ne faut pas y penser : j’essaie de me concentrer sur ce conseil que tu m’offres comme une fleur – certainement, elle se fanera. Ma mère aussi dit autre chose que ma grand-mère : elle a entendu sa voix, et sans que ma grand-mère ne le nomme, ma mère sait qu’il y a quelque chose. Elle ne peut toutefois pas en prendre la mesure : elle n’a ni yeux, ni mains. Il faut l’hôpital. Elle demande à mon grand-père de lui préparer des choses – un livre, une tablette, un chargeur même – au cas où : nous ne pouvons pas savoir. Tout cela n’intéresse pas ma grand-mère. Elle n’a pas besoin de tout cela. Elle n’a besoin de rien – pas même de l’hôpital; elle doit y aller quand même. Ma tante l’y conduit : si nous ne pouvons pas éviter le lieu de la maladie à ma grand-mère, il faut du moins l’éviter à mon grand-père – il proteste, mais il sait. De toute façon ma tante à peine entrée est mise à la porte par un agent de sécurité qui en a vu d’autres et qui n’en a plus, de patience – elle proteste, mais elle sait. Évidemment elle ne peut pas rester à l’urgence avec sa mère, seulement il y a que le poids de la contrainte paraît plus lourd parce qu’elle le porte sur ses épaules. Elle fait une petite scène parce qu’il le faut – elle n’est pas sans cœur –, mais pas plus qu’il ne le faut. Elle donne son téléphone à l’agent pour qu’il l’apporte à ma grand-mère, espère qu’il sera serviable et qu’elle saura s’en servir. Ma grand-mère est seule à l’urgence. Il me semble que mes grands-parents ne sont pas rendus là, ce sont des grands-parents parce que nous sommes des petits-enfants. Il n’y a pas de liste de médicaments à leur dossier, le pharmacien ne les connaît pas. L’âge de la vieillesse n’a pas encore sonné chez eux. Nous allions tous être là, le temps venu – nous savions bien qu’il viendrait, mais pas comme cela, en ces circonstances que nous ne pouvions imaginer. Mon absence à ses côtés et à moi-même me fait trembler. Il fait très noir soudain. Je perds la vue, mais tu as la main. Tu enfonces tes doigts dans ma peau, me serres doucement le bras pour m’apaiser. Tout cela se passe très loin de moi semble-t-il – mais ce n’est pas si loin, de l’autre côté du pont. Je connais l’urgence pour la première fois et je ne peux rien faire d’autre qu’attendre. J’attends. Tu attends avec moi. Ma grand-mère attend seule. Elle passe au triage. Elle attend longtemps. Elle voit une infirmière. Elle attend trop longtemps. Elle veut savoir à quel endroit signer pour obtenir son congé. L’infirmière lui dit d’attendre dans les prochains jours un téléphone et un rendez-vous du même coup, pour des prises de sang. Elle quitte l’hôpital. Elle rentre chez elle. Elle tombe. Mon grand-père ne veut pas attendre ce que promet l’hôpital. Il paiera et quelqu’un viendra demain, à la maison, pour le sang.

Le lendemain arrive. Quelqu’un vient. Quelqu’un dit de ma grand-mère que ses globules rouges sont malades, de l’anémie probablement. Il faut aller à l’hôpital, pour d’autres tests et prélèvements.
Le temps s’étire et se contracte – déjà vendredi. Il y a des lunes, tu me parlais de tartes.

Ma grand-mère retourne à l’hôpital avec les objets demandés par ma mère – un livre, une tablette, un chargeur –, car ma mère est celle qui l’y emmène cette fois. Elle a aussi un téléphone – toujours au cas où : comme nous ne pouvons pas aller aux nouvelles, ni à l’hôpital, il faut aussi qu’elles puissent venir à nous. Il faudra de nouveau croire ce que ma grand-mère nous dira d’elle-même au bout du fil. Ma grand-mère attend bien sûr – pas question de quitter avant de voir le médecin. Elle voit le médecin. Il la voit aussi, et il aimerait la voir plus longtemps : une nuit sous observation, c’est le « cas où » qui arrive discrètement. Après la nuit vient le samedi. Tu commences la pâte pour la tarte au citron. Je soupire. J’attends le téléphone. Je ne fais rien, je n’aide personne, je n’en suis pas capable. J’attends que ma mère me raconte l’histoire pour te la raconter. Je joue dans ce drame un rôle passif. Tu me dis que tu n’as pas besoin d’aide, que je devrais me reposer. Je suis fatiguée de cette maladie qui n’est pourtant pas la mienne et qui plane au-dessus de tout le monde et surtout des grands-mères à l’hôpital. Je pense à ma mère. Je pleure pour le sel de la terre et tout flotte. Le cas où culmine. L’hôpital garde pour lui ma grand-mère : une autre nuit, une infection peut-être, ce n’est pas clair. L’hôpital garde ma grand-mère sans nous parler. Ma grand-mère nous parle un peu, mais elle ne sait pas grand-chose – pas même la fatigue dans sa voix. L’hôpital ne sait pas trop encore non plus et pour le moment ne traite pas encore la maladie qui n’est pas nommée. L’hôpital n’en est pas un où les choses se passent bien. Il y a des lits qui débordent – les personnes du soin là-bas le disent, mais pas à ma famille, à la radio. Tu me dis qu’elle doit être entre bonnes mains – j’espère que ce sont des mains très propres. Tu me dis aussi qu’elle rentrera sans doute juste à temps pour la tarte. Il te reste quelques citrons à presser, mais je n’ai pas assez de force. Je souris un peu, soupire surtout. Je n’arrive pas à le dire. Je connais les mots mais je ne les trouve pas pour exprimer ce qui m’épuise de ne rien pouvoir faire. Tu me suggères d’aller me coucher pour que passe la tempête – semble-t-il que ce soit la seule chose que je puisse faire, m’étendre et attendre, sans savoir. Je te demande si je peux dormir sous ton corps – peut-être le poids de l’amour peut-il étouffer l’angoisse. Je pleure encore, dans le noir et tes bras. Dans ma famille il y a des murs devant les corps, pour les protéger du froid et de la peur. Ici les cloisons sont des draps qui laissent entrer la lumière et un peu de sensibilité. Tu traverses avec moi les intempéries plutôt que de m’en garder, isolée. Dimanche de fête des Mères, tu t’occupes de la meringue italienne et de la touche finale, le feu. J’attends encore le téléphone pour savoir l’ordre du jour. Il ne vient pas et tu me suggères doucement d’essayer. J’essaie. J’appelle ma grand-mère et je tombe directement sur la boîte vocale. Il y a déjà un moment que j’ai perdu la vue et j’ai l’impression maintenant de perdre la voix. J’aimerais être proche de ma grand-mère et l’aider : je regrette de ne pas avoir réclamé ce rôle plus tôt, avant le cas où. Tu apparais dans le cadre de la porte, y déposes ta tête. Tu me prends la main. Je soupire, encore. Il me semble qu’il y a moins d’air que d’habitude dans la pièce. Tu t’étends et tu enfonces de nouveau le bout de tes doigts dans ma peau. Tu me touches comme pour insister sur ta présence. Il faut réessayer. Tu restes là avec moi. À chaque fois que je ne suis pas seule je pense à ma grand-mère qui l’est. J’inspire et je compose de nouveau, tu me regardes. Je raccroche et expire, mais je ne dis rien. Tu me regardes toujours et j’essaie de ne pas me laisser aller au vent qui se lève tranquillement dans ma tête. Je ne sais pas méditer ou faire le vide pour éviter les mauvaises pensées. Je compte. Je marque le temps qui passe. Je ne sais jusqu’à quel nombre je compte mais je compte longtemps, assez longtemps il me semble. Je compose de nouveau : encore la boîte vocale – un, deux, tu me souris, le jeu me fatigue déjà. Tu ne bouges pas, de toute façon la tarte est terminée et je ne suis pas sortie du lit – tu attends. Au bout d’un moment j’obtiens la ligne, mais la joie ne dure pas. Je retrouve ma voix et la sienne, mais ce n’est pas celle que je connais, elle est comme effacée. Je ressens entre nous la proximité comme une impression – une sorte d’être ensemble qui ne tient qu’à un fil. Il y a déjà là quelque chose et quelque chose de précieux mais encore insuffisant, pour l’œil qui attend encore de prendre la mesure du corps. Je me redresse et tu t’assois face à moi comme pour jouer le rôle de l’interlocuteur dans le dialogue, lui donner une dimension matérielle. Je demande à ma grand-mère de me raconter à l’hôpital. Je connais les débordements que j’entends sur les ondes du matin quand les personnes du soin viennent crier – des cris du cœur, leurs paroles sont nommées ainsi. Ma grand-mère elle ne crie pas – elle n’a de toute évidence pas la voix pour. Elle est contente d’être dans une chambre. Elle me décrit sa traversée de la zone rouge et le manque d’air : l’hôpital ne pouvait pas prendre de chance, mais ses poumons se portent bien. Elle m’explique qu’elle doit cette échappée à son cœur justement – il est l’organe atteint par l’infection. Quelque chose fuit. Il s’agit peut-être de mon calme. Tu fermes les yeux un instant, comme pour encaisser le choc en silence – l’encaisser pour moi peut-être. Tu hoches la tête. Je ne sais pas comment je me sens et je crois que ce n’est pas ce qui compte. Je ne partage pas mon inquiétude avec ma grand-mère cette fois, elle n’a pas besoin de l’entendre – elle en a sûrement assez de la sienne. Je ne peux rien faire que de m’en remettre à la médecine et que d’offrir une présence distante à ma grand-mère. Il y a un autre lit, à côté du sien, dans sa chambre. Il est vide d’une tristesse sans nom. De part et d’autre de sa chambre : d’autres chambres identiques ou presque ; d’autres personnes qui souffrent de la même façon. L’hôpital fonctionne ainsi, rassemble les semblables. Ma grand-mère est couchée sur l’étage des malades du cœur – personne ne crie. Elle me dit qu’elle ne souffre pas. Je souffle. Tu souffles avec moi. Dès que nos regards se croisent tu hoches la tête, me rappelles que tu es là, m’offres ta présence immédiate avec tes yeux dans les miens et ta main sur mon genou. Je dis à ma grand-mère que je m’ennuie d’elle, je ne me peux plus de ne pas la voir, même de loin. Je lui dis que j’aimerais être à son chevet pour l’accompagner, que j’aimerais attendre avec elle. Ma grand-mère m’assure qu’elle ne se sent pas seule, loin de là. Elle me parle des femmes qui s’occupent d’elle : elle me dit comme moi je dis, le sel de la terre – ce sont des mères qui se sentent à la fête aujourd’hui. Ma grand-mère croit qu’elles ont le sourire aux lèvres car elle le voit dans leur regard. Elle me dit qu’elles ont la voix douce et feutrée, comme en sourdine, sous leur masque. J’interroge ma grand-mère au sujet de leurs mains : elle me dit qu’elles sont gantées – cela va de soi, j’oubliais. Elle me parle du toucher incessant. Elle n’a pas le temps de s’ennuyer de façon intransitive – elle s’ennuie bien sûr, de mon grand-père, de sa maison, de nous, des petites choses. Je lui parle de la tarte. Elle me dit que la maladie n’est pas nommée, l’hôpital ne la laissera pas sortir pour célébrer sa fête de Mère. Je ne sais jamais terminer le dialogue au téléphone. Toutes les phrases me paraissent trop polies et peu sincères. Si j’étais avec ma grand-mère je resterais là sans rien dire et je pourrais ne rien dire pendant longtemps. Ce n’est pas possible toutefois, je ne me sens pas dans une position assez confortable pour le silence – et pourtant je suis toujours dans mon lit.

Je lui dis que je l’aime. Elle me dit d’apporter de la tarte à grand-père.

Dans ma famille nous ne disons pas vraiment les choses de l’amour. Nous connaissons les mots. Nous les consignons parfois dans des cartes de souhait comme elles de la fête des Mères. Nous ne les prononçons pas – nous n’en avons pas besoin, nous les savons.
Ici, dans la maison que tu as bâtie pour nos corps, cela se passe autrement. Je pense aux mots, ne les crois pas toujours : tu es là pour me les rappeler.
Joies sincères, les moments où ma mère et ma tante voient les parts de tarte déposées sur leurs balcons. Elles ont faim et le sourire d’être mères et êtées.
Elles nous souhaitent à toi et moi du temps avec mon grand-père et elles lui souhaitent aussi. Ces derniers jours il ne reste dehors que pour quelques hrases et il referme la porte avant que cela ne se produise – il pleure parfois un peu au bout du fil, la distance lui permet de nommer ses craintes, la enace qui pèse.
J’appuie sur la sonnette, tu déposes la tarte sur la pierre, nous reculons.
Mon grand-père ouvre la porte et sourit, il ne voit pas encore la tarte. Il a l’air fatigué lui aussi, par l’incertitude et l’attente. Ce sont d’autres ecrets qui ne se partagent qu’avec les yeux dans ma famille.
Je lui pointe la tarte. Il dit seulement de l’angoisse qu’elle lui coupe un peu sa faim – déjà cette révélation trouble pour nous les règles de l’intime et u silence. Je perds la voix, ce qu’il faut pour dire. Je hausse les épaules.
Tu ouvres la bouche à ma place pour rappeler la douceur du sucre et de ma grand-mère.
Il hoche la tête, se penche pour prendre la tarte et dissimuler le nœud coincé dans sa gorge. Il l’avale – dévoilement, voilement : sa voix se casse en uelque remerciement. Je fais un pas vers l’avant, il recule, ferme la porte.
Mon corps et son désir de toucher quelque chose comme de la vulnérabilité auront eu raison de ce moment rare, triste comme ce n’est pas possible mais incère et alors précieux.
Tu me caresses le bras. Nous rentrons à la maison de peau et de draps, le lieu où il fait doux être ensemble. Tu voudrais, mais tu ne peux pas me le romettre : il faudra attendre, demain, peut-être, pour savoir si ça va bien aller.

Maisons closes

Léonore Brassard

Vous avez mis une distance entre moi et vous à dire que j’étais de la race des maisons closes, vous disiez : l’atmosphère du confinement tamisé des bordels, vous me disiez. C’est vrai je suis une poussière, une bactérie, un ravage, vous dites souvent : égout, parasite, maladie, et qu’il faut me garder dans ma maison close où j’aurais d’ailleurs bien voulu rester, que je répète à faire le piquet sur mon trottoir désormais, si vous n’aviez pas fermé mon bordel il y a cinq ans pour purifier votre ville. M’avez extraite de lui comme le pus d’un bouton à vouloir que j’en meure et disparaisse, que je sois une épidémie qui s’éteindrait d’elle-même à force de prendre tout le sang de qui je touche. Et je jurais droite le dos contre la porte fermée derrière moi que j’allais désormais, c’est vous qui le vouliez, m’épandre sur votre ville, décimer les hommes obèses et vieux dont j’ai les jouissances séchées au dos à faire couler dans vos rues. J’aurais voulu l’inventer, cette maladie des contacts éloignés qui demande de repenser la distance de qui n’en garderait pas assez, qui vous met devant l’horreur de ce qui coule des autres. Et mieux encore, cette maladie qui tue d’abord les hommes, et les hommes surtout qui n’ont pas eu la politesse d’entretenir leur corps ; et quand je lis votre étouffement dans les statistiques des milieux de journée, je laisse l’eau froide du monde qui coule ruisseler fraîche sur ma nuque.

Et à vous voir vous affoler depuis qu’il fait beau, si vous saviez combien c’est enfin moi qui jouis, oui quel bonheur de vous voir marcher dans le respect des distances pour votre frayeur de ce qui coule de l’autre, et n’avez-vous pas peur enfin de la loi et de l’ordre à chacune de ces fois que vous voilà trop près l’un de l’autre — et comment la définiriez-vous, désormais, la promiscuité. Quand vous cachez vos corps le temps d’une poignée de main, d’une bise, je vous hurle de la fenêtre : quelle saleté!, et vous vous répandez en larmes qu’on vous répète que tout cela, c’est vrai, n’est pas très hygiénique, que vos attouchements… Qu’importe, vous dites : j’ai besoin de chair ; vous dites même : j’ai besoin d’argent. Vous dites : je ferai un effort dans les distances, mais laissez-moi, dites-vous à tour de rôle, laissez moi encore le risque de retourner dans mon bureau ; vous dites qu’il faut bien manger, ah ! : qu’est-ce que vous dites désormais du il faut bien manger, parlez-moi un peu encore de l’argent à gagner et de la peur de ce qui pourrait entrer, glisser sous le plastique, comment contrôlerez-vous les mains et les gouttelettes : en fait d’hygiène, c’est vrai qu’il vous reste tout à apprendre.

Ou bien vous dites : on vous jette à l’abattoir lorsqu’on vous met en première ligne, que vous voilà préposé à ce qui coule des autres. Vous dites que vous n’aviez jamais signé pour cela; vous dites je vaux mieux pourtant, vous dites même : je suis psychiatre, et je vaux mieux que ça — et vous préféreriez le repli chez vous à force du dégoût de la viscosité des autres, l’horreur de ce qui reste en suspens dans l’air craché des autres. Vous dites que vous ne pourriez pas supporter ces corps qui se déversent sur vous, que vous trouverez bien une solution syndicale. Et je jubile, moi, à savoir qu’à votre tour, les deux mains dans une couche, vous avez peur de ce qui s’attrape, que vous vous bouchez le nez et réclamez un masque, oui ce qui s’attrape comme le mépris pour ces vieux-là que nous aurons maintenant en partage — le mien augmenté du vôtre pour votre syndicalité, le dos contre ma porte close, car j’ai la mémoire longue — le mépris de tout ce qui ne sait pas se tenir droit, et demande alors des éternités de patience. Vous dites tout bas, au moins, qu’à n’avoir plus à visiter votre père à l’hospice, cela vous libère du temps que vous pouvez mettre au tricot, au jardinage.

Je me déverse sur vous : il était bien temps que ça vienne, le purel, l’alcool et les masques, vous faites partie de mon lot, désormais, il ne fallait pas éventrer mon bordel et me répandre, qu’en dites-vous maintenant dans vos petites maisons closes de peur de ce qui entre, qu’en pensez-vous de la distance qui se resserre entre vous et moi à force de voir la distance se resserrer entre vous et vous dans les normalités qui changent pour l’espace entre les gens. Vous chignez sur toute la ville dans vos lavages de main, me rebattez les oreilles à pleurer en chœur vos promiscuités douloureuses, cette promiscuité-là des corps que vous déploriez du mien quand la conscience tranquille vous avez fermé mon bordel de Villeray pour le bien commun de moi, disiez-vous, me tenant loin du bout des bras à deux mètres comme un virus, il y a cinq ans, et j’ai la mémoire longue.

Dans votre horreur des corps des autres, c’est mon bordel déchiré qui envahit le monde, se déverse sur lui ; tous les bordels s’ouvrent dans les rues, la prostitution se décharge sur vos trottoirs que vous pensiez propres, et vous en êtes tous, je dis que vous êtes tous de la partie. Il faudra bien retourner au travail pourtant, en évitant les bouches de vos clients — je n’embrasse pas, pourriez-vous ajouter, détournant la tête, au moment de la bise — et, dites-vous : ouvrez-moi les portes de ma quincaillerie et laissez-moi couper des cheveux, vous dites que vous pouvez sans doute conjuguer la promiscuité et l’hygiène. Et moi je vous dis que là-dessus, dans l’hygiène du contrôle des fluides, vous avez des siècles de prostitution à rattraper ; qu’en fait d’hygiène et de promiscuité j’ai des pandémies de syphilis d’avance sur vous, et je ne vous donnerai rien de mon savoir dont vous n’avez jamais voulu.

Quelle jouissance, que je dis, me répandant de rire à l’intérieur de mon appartement, moi dévastée par la faim de n’avoir pas d’argent depuis trois mois, car comment pratiquer dans ces conditions, je suis dévastée par la faim mais vous coulerez avec moi, ils ont fermé votre bordel à vous aussi, mon travail se démocratise, et combien vous êtes dans la catastrophe d’y être. Et vous devez bien savoir que je jouis, en regardant mon monde sous moi, sous mon grand rire j’ouvre les valves : c’est enfin à moi de me répandre sur le dos tout entier de la rue en soleil, et de la fenêtre je me sens comme chez moi, dans un déversement complet dans la rue de mon hygiène. Je dis que le monde depuis trois mois aurait eu besoin du savoir des putains, que la prostitution se dégorge dans les rues, comme l’hygiène neuve de la distance, voici enfin que les rues atteignent une propreté de bordel. Alors, barricadés dans vos maisons closes, restez-y, je répands ma joie, moi, dans la ville, restez-y à me redire qu’entre moi et un virus c’est du pareil au même.

Ride Alone

Sanna

Une quarantaine. Ça toujours été ça mon quotidien. Une mise en retrait de la société. Non par décret national. Par décret familial.Ma mère a toujours eu peur qu’un zob me déflore. Mes rares sorties avec mes amies sont ponctuées de ses appels répétés. À vingt heures, j’ai le droit aux textos qui m’ordonnent de rentrer à la maison, et elle s’en bat les klawis que ça fasse seulement deux heures que je sois sortie. Dès que j’enjoy ma soirée, elle me rappelle à la réalité. Je ne peux jamais vivre ma best life. Wil Aime, mon gars sûr, donne ce conseil : « chaque détail compte ». C’est ce que j’applique pour chacun de mes alibis. Quand je prétends me rendre à une conférence, j’ai des photos backups pour les preuves. Elle doute de tout, fouille dans mes affaires, vole ma carte bancaire pour surveiller mes dépenses. Un putain de tyran qui impose sa dictature. À petite échelle, juste chez moi.

En avril, mes amis inquiets prennent de mes nouvelles et me parlent des risques de l’isolement sur la santé mentale. Ne vous en faites pas, ça ne change pas grand-chose à ma vie. C’est chill, je gère. Mais au bout de deux semaines, je réalise que c’est fuck all le cas. Le travail et l’Université, c’est mes échappatoires. Moins je croise ma mère, mieux je me porte. J’ai mes astuces : trop de travail, trop d’étude, je n’ai pas le temps de parler. L’éviter. Ne jamais manger à table ensemble. Le COVID nous a réunis durant le ftour pendant tout le ramadan. Il nous a fallu apprendre à cohabiter. Pour la majorité des familles musulmanes, le mois sacré permet de se retrouver dans la joie et la paix. Ma mère, mon père, mes frères et moi, on criait.

« J’hurle pour compenser le chuchotement de mes révoltes. »

Les reproches fusent. Je suis sa déception et j’encaisse. Elle regrette de m’avoir comme fille, et j’encaisse. Dans sa tête, je suis un kid irresponsable. Elle me compare aux autres, ana zebla, mais je garde la tête haute. Je soutiens son regard. Baisse les yeux. Mon regard se fige et tient bon. C’est tout ce qu’il me reste. Baisse les yeux. Je ne cède pas. Je fais ma bad, mais en vrai, j’ai la chienne. Je me suis juré qu’on ne lèverait plus la main sur moi. Si elle recommence, je prends mes affaires et je me casse. Mais partir en pleine pandémie, ce n’est pas le meilleur timing. Elle m’ordonne une dernière fois de baisser les yeux. Je ne sais pas où je pourrais aller. J’ai perdu mes deux jobs. L’Université est fermée. Je capitule.

Ses commentaires peuvent être vicieux. Des sous-entendus que juste moi et ma mère pouvons comprendre. C’est comme ça qu’on communique chez nous. Quand la colère passe, le mépris reste. T’habi znak, elle me dit lorsque j’avoue avoir hâte de sortir. Elle me demande de l’aider avec un formulaire. Si par malheur je ne sais pas le remplir, elle m’assène : « ça tu ne connais pas, mais smata tu connais ». Elle veut parler de LA chose, LA connerie, LA fois où elle a appris que je n’étais plus innocente. J’ai envie de lui faire cracher le morceau, say it, dis le mauvais mot, celui qu’on ne prononce pas chez nous, dis-le que je suis une kahba. Get over it. Tout se passe dans le regard. Je vis sous la pression de ses cris constants. Mon père ferme la fenêtre pour que les voisins ne nous entendent pas, ou nous entendent moins. J’essaye de mute ce qu’elle me dit, de faire comme s’il s’agissait d’un bourdonnement. J’exploserai un autre jour. Je ne lui donnerai pas la joie de me voir céder cette fois-ci.

« J’obéis à mes peurs mais j’ai l’intention de faire en sorte que ça change »

Dormir. Mon anesthésiant cheap. Je bats des records. Vingt heures de sommeil consécutives, trois jours sans sortir du lit. Mon corps ne peut plus handle, mais il m’aide à me faire croire que je suis encore fatiguée pour m’éviter de penser. J’oublie que j’ai besoin d’air frais et qu’une marche me ferait du bien. J’oublie que j’ai besoin de socialiser sur Zoom. J’oublie que j’ai besoin d’un psychologue. Les murs ont des oreilles. Et puis j’ai peur qu’on me prescrive des antidépresseurs pour la même raison que je ne prends pas la pilule : je ne saurais pas où les cacher sans que ma mère les trouve. S’il y a une chose de plus tabou chez nous que la sexualité, c’est la maladie mentale.

Bad luck, je dois deal avec les deux. Un soir, mon père parle du suicide d’une cousine éloignée. Il blâme son père de ne pas avoir remarqué les signes précurseurs. Je me retiens de me lever d’un bond : « Tu te fous de ma gueule ? Pourquoi n’as-tu jamais remarqué les mayday que j’ai toujours essayé de t’envoyer ? ». Les mots restent coincés dans ma gorge. Il a vraiment oublié la fois où je l’ai réveillé en pleine nuit en implorant son aide? Cette nuit-là, il s’est rendormi en pensant qu’il s’agissait d’un mauvais rêve. Quand il m’en a parlé le lendemain, je n’ai pas eu le courage de le contredire. Oui, un mauvais rêve, that’s it. Baba, je t’en veux pas, même si ça fait des années que tu m’ignores.

Je déprime depuis longtemps. La COVID est venue accentuer le tout. Je m’isole encore plus et ne réponds plus à mes messages. Je suis mad contre moi-même d’être restée dans ce milieu nocif. Une nuit, je me lève pour voir où je pourrais me pendre dans la maison. Je ne trouve rien. Le lendemain, je concocte un cocktail de médicaments. Mais je n’ai pas d’alcool sous la main, et je ne veux pas me rater encore une fois. Zebi, à qui parler de tout ça? Comment je me suis retrouvée dans cette position où l’idée de m’enlever la vie est plus simple que celle de confronter ma famille? Je rêve d’une mère qui me caresserait les cheveux et me dirait « Benti, ne t’en fais pas. Demain, on te trouvera un spécialiste ». Mon amie Yasmine, c’est ce que sa mère lui a dit. Je n’ai pas cette chance. Alors je me chuchote les mots que j’aimerais entendre.

« Elle réfléchit parce que c’est tout ce qu’elle sait faire et ses cheveux poussent »

Ma mère est contente de pouvoir élargir son contrôle. Ce n’est pas elle qui le dit, c’est M. Legault. Les directives gouvernementales s’accordent à sa volonté. Tout va bien aller.

Ce qui me rend plus anxieuse que la COVID, c’est l’après-COVID. Je vais me retrouver à la case départ. Début juin, elle m’autorise à me rendre à une manifestation, mais elle demande à mon petit frère de me chaperonner. Pour quoi faire? Me protéger zaama? I got this on my own. Et protéger quoi? Mon hymen? Ma pureté? Mon honneur? Il y a plus rien ici. Une coquille vide. Mineure à vie dans un pays de droit ya zeh. Fuck l’infantilisation et fuck l’éducation que vous donnez à votre fils. Encore heureux qu’il n’ait pas ce mindset tordu. Je me révolte pour des grandes causes, je badtrip devant des injustices, mais je n’arrive pas à me prendre en main. Une vraie petite imposture, voilà ce que je suis.

Quand tout le monde aura le feu vert pour se réunir, je serai encore à l’écart. Je regarderai les stories de mes amis en me disant que moi aussi j’aimerais ça un pique-nique dans un parc à Montréal. Et retrouver ceux que j’aime même à deux mètres. Éventuellement, je retrouverai une job. Contrairement à ce qu’on me dit, ça me brisera encore plus. Atteindre un niveau de performance, donner le meilleur de soi, agir comme si tout était fine, alors que loin des regards, je m’effondre. Le confinement est inéluctable en temps de pandémie. Mais moi, j’ai des barbelés autour de moi toute l’année. Depuis toujours.

« Je suis une fille arabe. J’ai été en quarantaine toute ma vie. »

Ce meme circulait sur Instagram fin mars. Il m’a fait rire. Il m’a fait chier aussi. Toujours les même fucking clichés. Ce qui m’a rendu encore plus mad, c’est de réaliser que j’incarne ce fucking cliché. Pour survivre je vais devoir tout casser, aller à contresens. Ride alone, c’est tout ce qu’il me reste à faire. Une fille de bonne famille, ça n’abandonne pas les siens. Ça ne va pas, vivre à Montréal en appartement? C’est ce qu’ils me répètent tout le temps. Mais je n’ai pas le choix de bounce, sinon c’est ma mise à mort. Elle est freaking intimidante, elle fait deux fois ma taille, elle m’a déjà écrasé le crâne avec tout son poids sur moi. Je ne vais pas me leurrer, j’ai été conditionnée à avoir peur d’elle. Mais live, je suis tannée de ses power trip. Je suis rendue à un stade où je m’en calice. Je vais exploser, hurler Edjreh et get the fuck out, pour de bon.

Comme une odeur de javel dans la blancheur du jour

Pascale Millot

Tout m’affecte. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par le manque que je suis affectée, c’est le partage des peaux qui me manque. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis affectée. C’est dans les yeux de l’autre que je m’abîme. Je suis affectée par les regards fuyants derrière le tissu des jours qui s’étirent, par les visages pixélisés que me renvoie l’écran bleuté des réunions, par les sillons tavelés striant les pommettes des soignantes, par les fronts soucieux des sans-abris tendant, au bout de perches réticentes, des canettes vides aux automobilistes.

Que j’aie les yeux ouverts ou fermés, je suis affectée : mes poumons se serrent; c’est soudain. Ma raison vacille et la peur du vent malade me prend.

Le jour, le corps nous rappelle à l’ordre dans la monotonie des heures inédites. Un lancinant mal de dents sourd depuis que l’homme en blanc a remisé sa blouse et verrouillé son cabinet. On n’en dit mot, mais on s’inquiète aussi vaguement de cette gêne, presque imperceptible, au niveau du thorax. Il y a nos mains rougies qui démangent, l’odeur de chlore qui irrite nos gorges, la charge éthylique qui sature nos foies, la charge pondérale qui s’accroche à nos hanches, les spasmes des dos assignés à leur chaise, les cheveux trop longs qu’on n’ose écarter de peur du doigt trop près du nez, de la bouche, des yeux, et l’intrusif écouvillon qui racle la paroi nasale. Puis, ça ricoche et c’est le sexe qui manque, les caresses interdites, les lèvres coupables de baisers, la langue dans sa cavité, condamnée à la solitude, les effleurements de joues bannis par les autorités.

Des fois, le soir, pour qu’exulte le corps contraint, on court, on court, les baskets flambant neuves, puis on s’endort, les muscles étonnamment déraidis d’avoir bravé l’invisible. Mais ça revient d’un coup : cette tension de la pensée, la nuit. On pense, on pense. On ne pense rien de bon. Quand on pense la nuit, on s’aperçoit que ce à quoi on pense nous fait mal, qu’on est seul et qu’on a peur. On pense, on pense. On ne pense rien de bon. Je suis seule et j’ai peur. Peur que le vent malade infecte le garçon si blond, si jeune, qui trop embrasse et trop étreint. Peur, plus que tout, pour cette enfant chauve et que j’aime, assoupie face à la Méditerranée, avec heures de visite limitées. Peur de ne plus revoir ma mère. Maman a le sang trop sucré, le virus en raffole, et le printemps a déjà tué plus de mères que deux années entières. On est seul et on a peur. On ne peut rien contre ça dans la clôture du temps. C’est viral. On ne peut rien contre la pensée qui pénètre le corps et l’esprit et le ventre et la peau quand on sait que là-bas, dans des chambres aux murs sable, des grands-mères abdiquent dans la moiteur rouillée des ressorts ensachés. Les transporteurs de morts – c’est un métier – n’ont jamais vu ça. Par dizaines, des convois de vieux os privés d’adieu, bien rangés dans des remorques réfrigérées, attendent l’urne et la cendre, mémoire hallucinée de brouillards et de nuits.

Alors, pour conjurer l’impensable, on court encore, on court, les baskets flambant neuves, quand, dans le travelling des foulées déchaînées, apparaissent en vitrine, répétitifs, les cernes gris des caissières derrière les plexiglas. On pense, on pense. En courant, les baskets flambant neuves, on ne pense rien de bon. On se dit qu’on aurait bien voulu revoir l’amant américain piégé derrière les lignes. On se dit aussi que s’il s’appelait George, qu’il avait la peau noire, il serait mort en mai sous un genou botté qu’on supplie d’arrêter. On court, on court, les mots du géant Floyd battant les tempes quand, au détour d’un boulevard, le cri d’un homme étouffé par un crissement de roues percute nos tympans : une Mazda oublieuse roulait trop vite dans les rues désertées. I can’t breathe. Please I can’t breathe.

On repart, le souffle encore plus court. Dans le parc, les rubans jaunes tendus autour des balançoires ressemblent aux emballements d’un illustre sculpteur, lui aussi disparu pendant la pandémie. Les garçons et les filles se draguent à distance réglementaire dans les effluves de terpène tandis qu’à l’autre bout, des agents suspicieux observent leur manège. En surplomb, à travers la baie vitrée de son loft inondé de lumière, une bourgeoise alanguie sur son divan Montauk regarde, désespérée, sa manucure française s’écailler comme un œuf.

Les tendons douloureux, je rentre à la maison. La voisine de palier ramasse un colis déposé à sa porte. Elle exhibe honteusement sa figure tuméfiée où la marque fraîche d’une paume violacée rappelle la couleur des chairs à vif de la baleine à bosse échouée la veille en aval de la ville après s’être longtemps égarée dans le port. Le pauvre cétacé y est venu pour rien. S’il n’était pas venu, il ne serait pas mort pour rien le ventre plein de ballons dégonflés. 17 tonnes de chair femelle suspendues à une grue.

On regarde une baleine pendue à une grue, un vieillard alité dans un CHSLD, une impatiente écarlate sur le balcon de la voisine, et ça nous éblouit, puis ça nous fait mal. Il ne devrait pas y avoir de baleine égarée éclaboussant de jets de sang le fleuve trop doux pour sa peau nue, de vieillard alité dans un CHSLD sans un enfant pour lui tenir la main, d’impatiente écarlate trouant la blancheur du jour confiné.

Dans la langueur interminable d’un été qui commence, les larmes éclatent enfin comme une détonation. Je marche sur des ossements humains, le souvenir ravivé de nuits d’amour empoisonnées par la maladie rose. Je suis suraffectée. Je ne m’habitue à rien. Ni aux baleines à bosse échouées sur les grèves, ni aux statistiques scandées en conférence de presse, ni aux fillettes masquées empêchées de jouer, ni au lent défilé des linceuls.

Toute honte bue

Marie-Célie Agnant

— J’ai le cœur coincé entre deux roches, dit-elle.

Soupirs.

— À voir les aînés partir ainsi à la queue leu leu, je pense à mes parents. Ils ont pris un sérieux coup de vieux récemment. Je les regarde, et me vient l’impression qu’ils sont envahis par une pénombre, comme s’ils pénétraient à tout jamais dans un lieu obscur. J’en perds le sommeil. Que fallait-il, mais que fallait-il donc pour que l’on sache enfin mieux traiter nos vieux, enchaîne-t-elle. La voix est pleine d’une sorte d’effroi, elle s’emballe, se défait. Il y a tant d’années que s’élèvent les clameurs de celles et ceux qui à l’ouvrage se voient pressés tels des citrons : infirmières(iers), aidantes(ts), dénoncent, réclament des conditions de travail plus humaines, des soins qui s’inscrivent dans le respect et la dignité.

— “Ici on n’est pas pire! C’est bien mieux qu’ailleurs!” Tu oublies cette phrase rituelle, ce passe-partout brandi à la moindre critique, pour vous clouer le bec? Surtout lorsque votre interlocuteur pense ou s’imagine que vous êtes né ailleurs. “Quel culot ! Si c’est mieux chez toi, prends tes cliques, tes claques, et retourne d’où tu viens!” Comme pour d’autres sujets qui dérangent, voilà le débat rapidement clos. Pas de vagues! Ici, on n’est pas pire!

— Comment comprendre cette manière de s’accommoder avec le “plus bas”?

— Honnêteté et générosité, c’est ce qu’il faudrait pour interroger la force des conditionnements qui nous ligotent, ces valeurs immuables qui engendrent dérives et catastrophes comme celles que nous vivons. On ne peut adopter le silence et l’indifférence, et parvenir en même temps à disséquer ces constructions sociales qui ont pour nom peur, lâcheté, individualisme outrancier.

— “Tant ki m’restra kekchose dan’l frigidaire, j’prendrai l’métro, fermrai ma gueule, pis j’laisserai faire!” T’en rappelles-tu?

— Jamais refrain ne fut plus approprié aux sociétés qui placent lucre et individualisme en tête de liste, à un point tel qu’elles finissent par être livrées à des pouvoirs abusifs, octroyés supposément de façon démocratique. Tant et aussi longtemps qu’on arrive à se tirer d’affaire tout seul, ça nous convient, semble-t-il. Avec un peu de chance, parfois, tout comme un nuage, surgira une idée qui nous rappelle que sans être de réels “collabos”, notre apathie, notre insensibilité, notre nombrilisme, sont les moteurs de cette machine!

— Mais après?

— Eh bien, après?

Long silence

— Si tu veux mon avis, avant d’envisager l’après, il faudrait pouvoir se demander jusqu’à quand nous accepterons de vivre dans des systèmes qui comptent sur la lâcheté et l’individualisme des uns et des autres pour que l’ensemble ferme les yeux.

— Mais ici on n’est pas pire ! Rappelle-toi. Nous ne sommes quand même pas dans un pays aux structures de pouvoir domestiquées qui se reproduisent par la grâce de destitutions arbitraires et coups d’État sanglants, téléguidés par les flibustiers modernes. Non plus un État qui met en selle des présidents fantoches et des marionnettes corrompues. Tout va bien, tout va bien aller. Nous, on pourra bientôt remplir à volonté nos cartes de crédit, planifier nos voyages, aller au resto, chez le coiffeur, faire prendre soin de nos ongles, et puis, on est encore plus chanceux puisque nous, on a notre boulot? C’est peut-être cela l’important, tu ne crois pas?

— Ouais !

— Revenons à cette pandémie. Console-toi : ici, au moins, on n’aura pas creusé les tombes à l’avance comme au Brésil. C’est ce qu’il faut se dire.

— Peut-être.

— Tu pourrais rajouter qu’une fois la pandémie gérée, les gros plein de soupe continueront à grossir, et les pauvres, ceux qui, pour reprendre les mots de Macron “ne sont rien”, on comprend qu’il s’agit de ceux qui sont de trop, qui dérangent et peuvent bien disparaître, eh bien, qu’ils disparaissent ! On ne peut tout de même pas mourir avec eux! De temps à autre, quand la marmite semble trop pleine, on poussera des hauts cris pour pointer les salaires indécents versés aux présidents de certaines compagnies, les augmentations et bonus que raflent les politiciens… On parlera beaucoup, on surfera sur des kilomètres de mots, en choisissant le plus possible ceux qui affichent le label du politiquement correct. Puis, chacun récoltera sa petite heure de gloire, avec, en bonus, le sentiment du devoir accompli, et l’espoir que de tout ce verbiage, ne subsisteront pas que des mots friables, des coquilles vides, paroles dans le vent.

— Les politiciens et les dirigeants ont quand même droit à leurs généreuses cagnottes! Ce sont des élus!

— Ne sont-ils pas payés à titre de gestionnaires? Ces structures pour les personnes âgées complètement négligées toutes ces années, c’est tout simplement inacceptable. En quoi consistait donc cette gestion? Ceux qui avaient la charge de gérer se rendent-ils compte qu’ils empochaient leur dû pour un travail à accomplir? Je refuse que l’on passe un trait final sur le sort de toutes ces personnes sacrifiées sur l’autel du profit à tout prix. Ils sont donc à ranger dans la colonne des dommages collatéraux?

— Dis-toi que si ces gestionnaires reçoivent des salaires mirobolants, c’est que notre système de gouvernance estime qu’ils ont à coup sûr la gueule de ceux à qui ces salaires sont dus. Droit à des vacances à gogo, aux comptes bancaires fantômes à Panama et dans tous les paradis fiscaux!

— Certainement qu’ils y ont droit! Qui oserait prétendre le contraire, rage-t-elle?

On sent gonfler la colère, telle une vague, elle submerge la voix.

— Je veux bien croire que leur gueule a du mérite! Punaise! Qu’on leur donne aussi des voyages sur la lune!

— On est en démocratie, faut pas l’oublier.

— Mais… revenons à Macron, ce sont les termes qu’il a employés? Je veux dire… il a traité… il a osé… Mince! Je ne trouve plus mes mots! La voix trébuche. Il n’a pas hésité à qualifier des personnes, des citoyens, de “ceux qui ne sont rien”?

— Absolument! Espérais-tu autre chose? Il a pourtant le profil de l’emploi! Ce jour-là, il s’adressait à une assemblée d’entrepreneurs, lors d’une inauguration. De très jeunes entrepreneurs, il est important de le préciser. C’est surtout cela qui m’a horrifié, l’âge des personnes qui buvaient ces propos. Il a dit exactement ceci : “Vous allez travailler dans une gare, et une gare c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien”!

— Putain! J’en ai plus qu’assez!, crie-t-elle tout à coup. J’étouffe!

— Attends, avant d’étouffer!

Lourd silence

— Ne me regarde pas de cette façon, s’il-te-plaît. Je n’ai quand même pas mis le genou sur ton cou! Je te jure, si on ne se décrispe pas un peu, on va y laisser notre peau! Cette pandémie et tout le reste, va nous rendre dingues!

Cette conversation avait lieu dans la cour. De la terrasse, je les entendais.

— Dis, t’as vu, aux nouvelles, les cercueils rangés côte à côte, reprend l’autre. Bien entendu, c’est au Brésil. Dans l’état du Minas Gerais, paraît qu’on les empile. Bolsonaro, le petit frère de Trump, a décrété qu’il faut quand même mourir un jour. Au fait, cette crise généralisée est toute une aubaine pour celui-là. Elle lui rend service, en se chargeant du nettoyage indispensable qu’il voulait entreprendre à la suite de son élection. Il allait, avait-il annoncé, nettoyer le pays des associations, des syndicats et, bien sûr, de tous “ceux qui ne sont rien”! Comme si la misère inimaginable qui affecte le pays, ne s’en chargeait pas.

— Il faisait référence sans ambages aux habitants des favelas, aux gamins des rues, aux éclopés, aux nègres et aux négresses, sans oublier les prisonniers, les homosexuels, les femmes seules, les prostituées(és), la liste est longue.

— Tu parles d’une indécence! Quand on sait combien riche est le Brésil.

— Autant de richesses, autant d’inégalités!

— Cette pandémie met à nu tout ce qu’on se refuse à rectifier depuis des siècles, ces inégalités insupportables qui se reproduisent et perdurent ici et là, depuis des temps immémoriaux.

— En tout cas, les inventeurs du bien-être à gogo et de la démocratie made in USA n’en mènent pas large en ce moment !

— La pudeur, pourtant, ne les étouffera pas. Au nom de la démocratie, ils auraient pu soigner les malades. À l’entrée d’un hôpital de la ville de New York, bien avant l’équipement destiné aux soignants, avant les masques et les gants, avant l’attirail et les médicaments pour les patients, on avait aligné les camions réfrigérés pour recevoir les morts!

— Sans aucun doute les cadavres de “ceux qui ne sont rien”!

— En majorité, peut-on dire. Les mêmes que Hollande avait, lui aussi, appelé “les sans dents”.

— Les mêmes!

— Les déclassés, les oubliés, Blancs pauvres et paumés, incapables de suivre le système,

— nègres condamnés à l’indigence,

— nègres tout court,

— discriminés, depuis l’aube des temps,

— traités depuis Gorée, avec cette légèreté qui n’a d’égale que l’indifférence !

Un vent de colère semble leur obstruer la gorge à tous les deux, à présent.

— Cela dépasse l’entendement.

— Dire que la France et les États-Unis gaspillent des milliards à mener des guerres partout, mais ne disposent pas du nécessaire pour intervenir lors d’une pandémie annoncée! La perversion qui qualifie ce système n’a pas de limites en tout cas. Sais-tu que les USA profitent du fait que toute l’attention soit tournée vers les ravages de ce virus pour commanditer l’assassinat d’un président au Venezuela, et renforcer leur blocus interminable contre Cuba! L’administration américaine actuelle a poussé à l’extrême son instinct criminel et belliqueux, en interdisant entre autres l’envoi vers ce pays, de matériel et autres biens utiles pour combattre le coronavirus.

— Quand est-ce que tout cela va s’arrêter? La voix de la femme se brise.

— Après la guerre, on fera les comptes! Dans leur logique, jeter des bombes, affamer et assassiner des peuples a toujours été et de loin, plus important que tout.

— Comment éviter de lier tous ces maux qui affectent aujourd’hui l’humanité?

— Là réside la question fondamentale, on ne peut les dissocier. Ce mépris de classe sur lequel l’Occident surfe depuis toujours, le racisme structurel dont on ne voit pas la fin et, à présent, la gestion de cette pandémie qui arrache les voiles, dénude le chaos, tout se rejoint! D’ailleurs, la logique de bras de fer qui fait la force de cet assemblage de puissances économiques dénommé Occident a toujours prévalu. Elle constitue l’essentiel de ce qu’aujourd’hui on désigne par “rapports nord-sud”. Prenons le cas d’Haïti. Après une guerre menée contre l’empire colonial français, les esclaves de Saint-Domingue proclament l’indépendance. Nous sommes en 1804 et Saint-Domingue devient donc Haïti, premier pays à dire non à l’esclavage des Noirs. Sans tarder débute l’asphyxie de la jeune nation. Un certain Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, à l’époque Ministre des Relations extérieures de Napoléon Bonaparte, enjoint le général Turreau qui, lui, est l’ambassadeur français en poste à Washington, à faire pression sur les autorités américaines pour qu’ils cessent toute activité commerciale avec Haïti. Il est devenu nécessaire, écrit ce de Talleyrand-Périgord, de renouveler les représentations déjà adressées au gouvernement fédéral et d’insister de nouveau auprès de lui pour qu’il adopte enfin des mesures sévères et propres à prévenir de semblables communications entre une nation policée et des peuplades sauvages qui, par leurs mœurs féroces et leurs usages barbares, sont devenues étrangères au système de la civilisation; non seulement la sûreté de la France, mais encore la sûreté de toutes les colonies européennes et celles des États-Unis réclament ces cessations. Quel est le résultat de ces rapports commerciaux? De fournir à des hommes atroces les moyens de perpétuer leurs excès, de leur donner le pouvoir de signaler par de nouvelles cruautés, une haine constante et générale pour tous les hommes que la naissance, les mœurs distinguent d’eux; de perpétuer au milieu des Antilles un établissement de brigandage et de piraterie […]. L’existence d’une peuplade nègre armée et occupant les lieux qu’elle a souillés par les actes les plus criminels, poursuit ce « noble » monsieur de Périgord, est un spectacle horrible pour toutes les nations blanches; toutes doivent sentir qu’en la laissant subsister dans cet état, elles épargnent des incendiaires et des assassins, et il n’est pas de raison assez forte pour que des particuliers appartenant à un gouvernement loyal et généreux secourent des brigands qui sont déclarés par leurs excès les ennemis de tous les gouvernements; il est impossible de croire que les nègres de Saint-Domingue aient quelques titres à une protection et que les chances commerciales résultant d’un trafic aussi odieux balancent les raisons graves et décisives qui le prohibent entièrement.* C’est ainsi que le 28 février 1806, les États-Unis décrètent un blocus contre le nouvel État.

— Cette tirade est ahurissante! En fait, pour décrire les Nègres et leurs comportements, ce de Talleyrand-Périgord se regarde dans un miroir!

Rires brefs.

— Et comme si ce n’était pas suffisant, alors que le pays nouvellement libéré des vampires français se trouve isolé, le voilà bloqué de toutes parts par une coalition formée de tous les profiteurs esclavagistes. Qu’il s’agisse de la Hollande, l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal, tous lui mettent leur genou sur le cou, s’acharnent à l’étouffer, jusqu’à ce qu’une ordonnance de Charles X, roi des flibustiers, proclame définitivement son arrêt de mort.

— Mais comment?

— Par une ordonnance en date du 17 avril 1825, la France contraint la jeune république à lui verser la somme de cent cinquante millions de francs. Et comme par hasard, le cours du café, dont Haïti tire en grande partie ses revenus, baisse sans tarder. D’ailleurs ce sont ceux qui pillent le café, pas ceux qui le cultivent, qui fixent aussi les prix! Et, jusqu’au jour d’aujourd’hui, cela n’a guère changé.

— Pourquoi donc Haïti se devait de verser à la France cette somme exorbitante?

— Pour dédommager ces colons qui, au fait, n’étaient que de vils assassins! La menace était la suivante : ou vous payez ou nous revenons avec nos canons, vous remettre en esclavage!

— C’est le cas de dire Tabarnak! C’est une bande d’ostidvoleurs!

— Vas-y ma chère, lâche-toi!

— Ainsi, c’est comme si on demandait à la famille de Georges Floyd de dédommager ce Derek Chauvin qui a lynché l’homme en plein jour!

— Tu as tout compris. Avec les intérêts payés par les Haïtiens jusqu’en 1947, cette rançon exigée par l’État français atteint au cours actuel la somme de 28 milliards de dollars!

— Le prix du sang!

— C’est au fait la somme inimaginable extorquée à un pays devenu exsangue, un pays dont tant de Blancs se montrent d’ailleurs ravis lorsqu’ils peuvent lui accoler l’étiquette de “pays le plus pauvre de l’hémisphère”! La question est donc la suivante : “Peut-on s’attendre à ce que des flibustiers fassent montre de courage ou d’honnêteté?” De force brute, certainement. D’honnêteté et de courage, jamais!

— Quant à moi, il m’arrive de perdre courage, tu sais. Totalement. Cette soif inextinguible de domination et de richesses qui tenaille l’Occident jamais ne s’apaisera. Tout le système a été bâti sur cette idée de suprématie blanche. Pour la satisfaire, ils ont, explique Louis Sala-Molins, rationnalisé la déshumanisation systématique d’un continent entier, bestialisé tout Noir parce que noir, et justifié en quelque sorte la mise en esclavage de tout Noir*. Je rajouterais qu’ils ont érigé en système le pillage de toutes les ressources de l’univers.

Qu’on le veuille ou non, cette déshumanisation s’est étendue à d’autres sphères, et elle n’est ni plus ni moins que la source des inégalités qui sévissent ici et ailleurs. C’est l’écrivain Wole Soyinka qui rappelle justement à l’occasion du lynchage de Georges Floyd que : 63 présidents africains ont été assassinés depuis les indépendances des années 60, (par un système) convaincu que seul le pillage et l’exploitation des Afro descendants lui permet de survivre **.

— Si l’histoire ne semble vouloir retenir que Lumumba, devenu un symbole, tant d’autres ont payé de leur vie ce désir de reconquête de la dignité et de la souveraineté du continent africain et des pays peuplés par les Afro-descendants.

— Cette même logique de déshumanisation est à l’œuvre lorsque Macron n’hésite pas à qualifier toute une frange de la société de “ceux qui ne sont rien”; c’est cette même plèbe déshumanisée, sur laquelle Trump ordonne de tirer lors des manifs. Tout cela est lié et vient de loin. Les propriétaires d’esclaves tenaient le même discours! Ils agissaient conformément à la croyance qu’il y en a qui “ne sont rien”, et ceux qui estiment qu’ils sont quelque chose doivent les “dominer”! Auschwitz est né de cette logique de destruction et de déshumanisation et aujourd’hui, les Palestiniens goûtent à la même médecine, avec le même acharnement criminel, on les achève, dans l’indifférence et souvent l’appui de ceux qui disent détenir les clés de la démocratie. Quant à la destruction des indigènes d’Amérique (qui n’étaient et ne sont toujours “rien”), elle aura été le prix de la conquête de ce continent. Tout comme l’anéantissement des Africains déportés et de leurs descendants en Amérique aura été le prix de la domination coloniale qui y institutionnalisa la barbarie jusqu’à l’ère contemporaine.*

— Domination rime donc avec destruction. Pour dominer les populations, ceux qui gouvernent leur font la guerre. Toutes sortes de guerres, guerres de basse intensité surtout, parfois subtiles, mais toujours impitoyables. Aujourd’hui, ils tuent à petit feu ceux qu’ils veulent dominer. Quand ils ne leur font pas la peau en pleine rue sous le regard ahuri des passants!

— Épargne-moi, s’il-te-plaît, ce chapitre. Je ne pense pas avoir la force de l’aborder. Bien des gens disent que par chance, nous pouvons grâce aux réseaux sociaux, savoir ce qui se passe! Ça aide.

— S’il est vrai que ces canaux constituent des sources d’informations que l’on voudrait occulter, ils servent également de dévidoirs : abondance de textes à l’emporte-pièce, professions de foi, épanchements, propos définitifs, pleurs et grincements de dents, qui entraînent, si on n’y prend garde, la banalisation de comportements d’une violence insoutenable. Il faut beaucoup plus pour mettre fin à ces systèmes d’exclusion et de répression organisées.

— Tu as raison. Prends l’exemple du Canada. Ce pays brandit comme des étendards son pacifisme et sa démocratie exemplaires, et voilà qu’il profite de cette pagaille sanitaire généralisée pour mettre fin au moratoire sur les exportations d’armes à destination de l’Arabie Saoudite. Mensonges, perversions! Aujourd’hui, Amnistie internationale dénonce le fait que des blindés légers soient fabriqués à London en Ontario, sous le label de “services essentiels”.

— Je n’en peux plus, tu sais. Je vais finir par étouffer, réellement! J’ai l’impression que des roches, énormes, m’écrasent complètement le cœur. Plus qu’une feuille de papier, c’est ainsi que je le sens, ce cœur, au-dedans de moi. Un déchirement. Atroce. Douloureux. Il se déchire. C’est à cause de toutes ces images engrangées en moi. Je me suis intoxiquée à regarder les nouvelles, comme si à chaque fois je m’attendais à quelque chose d’autre, je ne sais quoi, mais comment me résoudre à ne pas écouter les nouvelles? Images tristes et affolantes qui racontent la pandémie, l’insupportable désinvolture de certains face à la souffrance, puis le lynchage de Georges Floyd. Cela part des entrailles, remonte vers la gorge, se transforme en quelque chose qui reste bloqué dans la poitrine, et s’enflamme, et continue à se déchirer, et s’étend jusque dans les os. Tout cela entraîne dans ma tête un bruit épouvantable. Il se prolonge au-delà du réel. Tout comme des flammes, elles se propagent partout, autour de moi, en moi. Je sens mon âme s’embraser. Je ne peux plus respirer! J’ai mal à l’âme!

— Ton âme?

— J’en ai une. Je le sais car il me faut lutter pour la préserver. Quotidiennement, j’implore la vie : “Aide-moi à garder mon humanité! Ne permets pas que des horreurs me dépouillent de mon âme!” Mais je me sens réellement déchiré. Je suis en miettes. Déchirement mais surtout, honte. Une honte qui rapidement se mue en colère dès que je commence à m’interroger, en me demandant : comment vivre avec, au dedans de moi, le refus obstiné d’être un maillon de ce système?

Sur la terrasse, je retiens mon souffle pour écouter avec plus d’attention. Les voix sont enrouées. De là où je me trouve, je ressens cette douleur. Mais je sais qu’elle vient de beaucoup plus loin que la déchirure. Elle conte cette histoire qui expose les fondations de nos sociétés, histoires de violences qui se recoupent, se complètent, insoutenables violences que l’on s’entête à nier. Histoire refusée. Celle de tous ces combats qui font partie de notre héritage. C’est bien là que tout a commencé et nous n’avons pas fini de nous battre. J’ai le cœur à l’orage, et je me demande si j’ai encore la force de poursuivre ces luttes. Il m’arrive de vouloir m’étendre et de simplement fermer les yeux pour ne plus voir la souffrance autour de moi. Ai-je laissé dans tous ces combats une partie de cette âme que je me suis évertuée à protéger? Il est vrai aussi qu’il m’arrive de ne plus savoir contre qui lutter. C’est affreux, parce qu’alors surgit le risque de se blesser soi-même, de s’enfarger! Une sorte d’automutilation ? Cafouillage monstre dans les ressentis. Et une blessure profonde à l’âme. Faut-il diriger les tirs contre ceux qui, parce qu’ils sont nés blancs, pensent faire partie des élus, avec leur droit à un avenir extraordinaire, une vie où tout leur est dû, quels que soient les moyens mis en œuvre pour obtenir ce tout, un tout, construit sur cette oppression garante de leurs privilèges? Faut-il pointer du doigt l’assujettissement et la détresse de ceux qui, en butte à la marginalisation et la désocialisation historique, rêvent d’être blancs, et qui, pour échapper à la malédiction se décolorent la peau, vendent leur âme tout en criant au racisme? Tandis que d’autres, noirs dehors, gris partout, vendent aux Blancs qu’ils vénèrent, jusqu’à leur pays et la dignité de leur peuple? À quel moment du parcours rejoint-on monsieur, madame, mademoiselle tête basse, qui ignorent tout de la stature debout et aujourd’hui encore, ne savent que sourire et faire le pitre face à Bwana? Le regard obscur, ceux-là se tiennent devant toi et te disent : “si tu es victime de racisme c’est peut-être parce que tu ne sais pas t’y prendre, moi, je n’ai jamais souffert de racisme”. Comment oublier que monsieur, madame, mademoiselle tête basse ont très tôt appris sur les bancs de l’école, ce qu’est l’architecture du racisme, qu’ils savent où se trouve leur place, apprennent rapidement ce qu’on attend d’eux pour se faire accepter ou avoir l’illusion de l’être : profil bas, faire le clown, mémoriser les mots pour plaire. Violence indicible! Elle nous oblige à creuser au plus loin de notre être, à la recherche de la plus grande source de compassion puisque, dès l’âge de 4 ans, sur les bancs de l’école, ceux-là ont déjà bu toute la honte, et jusqu’à la lie!

Il y a longtemps que j’attends quelque chose, que je ne sais même plus nommer. Mais sur cette terrasse, aujourd’hui, je me sens comme une terre sèche en attente de la pluie. J’attends le signal qui indique que ce virus infect nous lâche un peu, que cet enfermement avait ses raisons d’être. Peut-être. J’attends le signal qui dira à celui qui me croise que le virus ne se cache pas forcément dans ma chevelure parce qu’elle est crépue, il n’est ni au milieu de mes tresses, ni sous ma peau sombre. J’attends aussi que mon voisin se mette enfin à autre chose qu’à épier mes faits et gestes, pour les rapporter à qui de droit. Quand viendra ce jour, pourtant, j’irai loin, très loin. J’irai dans les bois, je marcherai des kilomètres, si nécessaire, à la recherche d’un cours d’eau, pour emprunter sa voix, marier ma voix à la sienne, m’emplir de sa force, de son obstination à suivre son destin, pour hurler, hurler, hurler; me saouler de cris, avant de reprendre la route.

Deux oiseaux chamailleurs dans les branches d’un arbre.

Les voix qui à présent me parviennent ne sont plus que des murmures; un éclat, parfois. On les dirait épuisés tous les deux, comme s’ils venaient de mener un impitoyable combat. Il m’arrive de penser que la vie a fait de moi une pugiliste, toujours sur un ring!

Eux, ce sont deux pacifistes. Vont-ils comprendre qu’il va leur falloir coûte que coûte enfiler des gants? Horreur suprême!

Des mots brûlants s’échappent encore d’en bas. Telle la fumée, ils montent jusqu’à moi. Incapable d’apaiser la brûlure, le vent disperse les paroles. Je sens venir des sanglots.

Les leurs, les miens?

C’est au tour de mon cœur de se serrer. Il en a l’habitude, à cause de cette sempiternelle question qui toute la vie m’a poursuivie; ce dilemme, que je n’ai pas su, ou pas encore résolu; et qui, aujourd’hui s’enflamme dans la bouche du grand gaillard assis sur les marches qui conduisent au jardin. Un homme vulnérable malgré lui dans sa peau d’homme, mon fils. Tout de tendresse retenue. J’ai eu l’intelligence de lui faire découvrir l’amour des fleurs, des plantes. Je me réjouis de son humanité à fleur de peau, toujours prêt à s’excuser, à vouloir porter aide à quelqu’un. Une vieille dame dans la rue nous croise un jour lui et moi. Elle s’exclame : “C’est votre fils ? Quelle chance est la vôtre! Savez-vous que lorsqu’il me rencontre dans le quartier, il me conduit jusque chez moi! Jamais il ne me laisse porter mes paquets!” Un homme paisible et qui aime rendre service? Il n’échappe pourtant pas aux contrôles abusifs et à la brutalité policière, même lorsque le racisme n’existe pas dans ce pays. Il sait ce que c’est que de trembler de peur alors qu’un pistolet est pointé sur lui, même s’il n’a commis aucun crime. Mais un jeune nègre incarne tous les dangers. J’ai dû très tôt le lui enseigner. Dans la rue, il va souvent la peur au ventre. Mais il porte quand même les paquets de la voisine qui clopine. À moi, il portera tout l’été des bouquets de fines herbes ou des fleurs qu’il soigne avec amour.

L’été sera sans doute là, il sera peut-être beau, le virus s’en ira peut-être. Mon fils habitera l’été. Et comme tous les étés, il l’habitera dans le jardin, ivre de plaisir, avec les légumes et les fleurs qui s’ouvrent. Ce jardin complètement fou, sa bouée. Il dit s’y sentir à l’abri. Mais un jardin ne suffit pas toujours. Même s’il a l’impression qu’il s’agit d’un royaume. Il est vrai que j’ai toujours cru que mes enfants étaient rois. Rois et reine. Tout simplement parce qu’ils sont humains. J’ai découvert, en ayant des enfants, que l’amour nous protège. Et je crois dur comme fer que j’ai survécu au racisme parce que protégée par leur amour et par celui que je leur porte, cet amour qui a fait de moi une pugiliste.

Peut-on vivre protégé uniquement par l’amour? Tant de personnes aimaient Georges Floyd. Mon cœur tressaute soudain en pensant à lui, et je me demande si on est à l’abri quelque part dans ce monde, quand la peau qui nous enveloppe ne peut nous garantir un havre. Est-on à l’abri dans un pays démocratique dirigé par Trump ou Bolsonaro? Comment se protéger du monde et de ses dérives? Remue-méninge pénible. Il me ramène à cette peur qui dévore les parents durant toutes les années d’adolescence de leurs enfants à la peau noire.

D’en bas, des hoquets me parviennent. Comment endiguer les flots? Ils pleurent tous les deux à présent. Au début, elle ne savait pas qu’existaient des larmes noires, celles qui racontent l’incompréhension qui noie le cœur d’un adolescent molesté par la police à cause de la couleur de sa peau, ou d’une mère qui voit son enfant victime de racisme, donc du rejet. Cette lacune historique, pourtant courante, irritait mon fils, causait des frictions. Elle a su apprendre. À présent, elle aussi pleure.

Ensemble, ils pleurent. Parce qu’ils commencent à leur tour à trembler pour leur fils. Lui, n’a que cinq ans. Je compte. Et mes doigts ne suffisent pas. Je compte les années et les nuits lors desquelles ces deux parents vont trembler jusque dans leurs os. Je compte les nuits sans sommeil où ces douleurs réveilleront la honte séculaire. Je compte les nuits au cours desquelles tout en eux risque d’exploser.

La pause est finie. Ils rentrent poursuivre le télétravail. Je reste longtemps sur cette terrasse, le cœur rempli à la fois de désarroi et de gratitude. Avec le temps, celle-ci fait partie de mes outils pour atteindre la sérénité qui souvent se trouve tellement loin de tout et de nous. Qu’il est agréable d’être à l’abri, ou même de se sentir à l’abri. Et comment, même à l’abri, éviter de penser au double enfer que doivent être les favelas, là-bas à São Paulo, à Rio : imaginer l’effroi de tous ceux-là qui savent que leur tombe est déjà creusée, qu’elle les attend. Qui les protègera du monde? Qui protège “ceux qui ne sont rien” du monde? Qui protège le monde du monde?

Deux rouges-gorges gracieux habitent ce jardin depuis longtemps. Ils ont choisi le cerisier et le pommier rabougri, qui n’offre que des pommes rabougries. Ils doivent certainement picorer avec beaucoup de gratitude, personne ne leur tire dessus. Ni fusil, ni arbalète, ni pistolet taser, ni lance-pierres. Une terrasse fleurie, un jardin, sont-ils des havres sûrs contre les virus, qu’ils soient ceux du racisme, de la haine, de la bêtise, de l’ignorance, ou du corona? Cette question me rend folle, je m’entête.

Devrais-je alors tout simplement apprendre à me dire que si je suis à l’abri, c’est parce que je le mérite, que c’est mon privilège?

Cette pensée idiote me perturbe jusqu’au soir.

NOTES
*Propos, extraits et citations tirés de La férocité blanche : des non-Blancs aux non-Aryens, ces génocides occultés de 1492 à nos jours, Rosa Amelia Plumelle-Uribe – Albin Michel , 2001.

**Wole Soyinka, « Georges Floyd : l’analyse de Wole Soyinka », La Maison de l’Afrique, 4 juin 2020. URL : https://www.lamaisondelafrique.com/post/george-floyd-l-analyse-de-wole-soyinka

Philosophie des barbelés

Louis-Thomas Leguerrier

Le confinement n’a rien de bien nouveau pour moi qui suis né dans un bunker. Rien de bien défamiliarisant le confinement, rien de bien différent de ce que j’ai connu dans ma famille, dans le chez-soi douillet de ma banlieue concentrationnaire, avec les jouets, les peluches, les cajoleries, la douceur et la tendre caresse des barbelés. C’est une chose rassurante que le bunker, une chose rassurante les barbelés, surtout lorsqu’ils sont présents dès la naissance, comme un paysage naturel et sans histoire, ou plutôt, comme un paysage produit par une histoire dissimulée sous le tapis, là où on ne regarde jamais sauf pour chercher les figurines que j’y laisse traîner ou pour passer la balayeuse et aspirer vite fait la poussière, les débris, les décombres accumulés avec le temps qui passe et qui ne change rien, et si je voulais faire de la philosophie, je dirais que la balayeuse c’est comme l’ange de l’Histoire dont les ailes sont prises dans la tempête et qui regarde le passé en morceaux et qui ne pourra jamais les recoller, jamais rien arranger parce qu’il est absolument impuissant comme sont impuissants à nous protéger de l’ennemi les barbelés, le bunker, le mur, appelez-ça comme vous voulez : l’essentiel c’est de comprendre que je suis né et que j’ai grandi confiné, à l’intérieur comme à l’extérieur, le confinement dont je parle ne se laissant pas situer, circonscrire, localiser. Le confinement dont je parle, il nous enferme où que l’on soit, quoi que l’on fasse, parce qu’il repose sur l’idée que la peur est la première, la dernière et la seule vérité. Les philosophes anciens croyaient que le début de la philosophie, c’est l’étonnement. Dieu les bénisse, eux et leur savoir vénérable, mais force est d’admettre qu’ils étaient un peu naïfs. Un philosophe plus moderne et qui comme moi s’appelle Thomas a bien vu pour sa part que la philosophie commence avec la peur, la peur et rien d’autre, la peur du prochain qui ne s’approche que parce qu’il veut nous tuer ou bien parce que lui aussi a eu suffisamment peur et qu’il s’est mis à penser, et que par conséquent, à force de raisonnement, lui est apparue la nécessité de se confiner ainsi que l’idée qui en découle obligatoirement, à savoir qu’en unissant nos forces, on serait capables de construire un bunker plus gros et plus solide que tout ce que pourra jamais construire l’individu isolé, c’est-à-dire n’ayant pas encore sublimé sa peur en philosophie des barbelés. C’est une chose rassurante que le bunker, une chose rassurante les barbelés, mais c’est aussi un rappel constant qu’il y a d’excellentes raisons d’avoir peur.

Ce n’était pas toujours facile de grandir en tenant compte, à chaque instant, de la peur de mes parents. Ce n’était pas non plus particulièrement difficile, comme ce n’était pas particulièrement difficile, au début de la pandémie, de suivre les recommandations du gouvernement et de tous ceux qui, sans gêne aucune, se sont mis à applaudir ce gouvernement qu’ils critiquaient la veille avec tant de ferveur. Rien de très difficile dans le fait de s’enfermer, de profiter de la vie et de faire la morale à tout le monde pendant que les plus précaires continuent de travailler pour qu’on ne manque de rien. Rien de très difficile et pourtant, ce n’était pas non plus facile, de voir ressurgir cette peur dont je croyais m’être départi avec les années. Les gens qui ont peur ont souvent la conviction d’être du bon côté de l’histoire. Après tout, se disent-ils, ne vaut-il pas mieux prévenir que guérir? Si tout le monde avait peur comme nous, n’y aurait-il pas moins de choses à réparer, moins d’entreprises menant à de terribles évènements et à la nécessité de s’en remettre, de reconstruire après la catastrophe? Dieu les bénisse, eux et leur admirable raisonnement, mais encore une fois, il se peut qu’elle comporte une certaine dose de naïveté, cette façon de voir les choses qui passe sous silence tout le mal, toute la souffrance qui découle directement de la peur. Qu’en est-il, en effet, des conséquences de la peur? Qu’en est-il, des conséquences du confinement que la peur collective a permis de placer au-dessus de toute critique? La crise économique, l’accroissement des inégalités sociales, l’exploitation éhontée des pays du Sud qui nous font vivre comme des rois au royaume du confort et de la médiocrité, qu’en est-il de tout cela? Il n’en est rien, puisque pour nous privilégiés, plus rien n’existe, en temps de crise, sauf la sécurité, la sécurité pour nous et pour notre famille, et si possible aussi pour l’ensemble de cette grande famille terriblement fonctionnelle qu’on appelle la nation, et au nom de laquelle s’expriment et agissent les chefs d’État dont nous sommes toujours prêts, dans une régression sans faille, à reconnaître la paternelle autorité. La peur, selon Adorno, est non seulement le début de la philosophie, mais elle est en outre ce qui transforme progressivement la philosophie ainsi que toute pensée conceptuelle en une redoutable machine de guerre, une machine de guerre qui ne nous quitte jamais, même lorsqu’on se départit des machines et des armes qui prolongent notre corps et notre esprit, comme le rhinocéros porte sur lui ses défenses et ne peut jamais s’en départir. La peur c’est l’Histoire, c’est-à-dire une seule et unique catastrophe, et non pas ce qui nous préserve de la catastrophe. J’ai peur tellement peur de ma tendance à essayer de déjouer la peur en agissant comme si j’étais au-dessus d’elle comme si j’étais invincible comme si je pouvais maltraiter sans relâche mon corps mon esprit me mettre en danger chaque fois que s’en présente l’occasion sans jamais avoir à subir les conséquences de mon méticuleux travail de destruction. Ça peut vite devenir dangereux, pour moi et pour les autres, de réagir comme ça à la peur, surtout en contexte de pandémie, peut-être même plus dangereux encore que la peur elle-même, ce qui montre bien qu’on ne s’en sort pas, qu’on nait et qu’on crève dans la peur quoi qu’on fasse, quoi que je fasse.

Fragments de quarantaine

Frédérique Lamoureux

Il y eut le jour zéro, celui de mon départ, puis il y eut tous les autres. On ne pouvait certes pas les compter sur le bout de nos doigts, mais nous savions qu’ils défilaient, que chacun nous rapprochait un peu plus de nos retrouvailles. Puis, il y eut le décompte à partir du jour 103, celui où j’achetai mon billet pour te rejoindre de l’autre côté de l’Atlantique. Chaque jour, j’attendais la nuit pour pouvoir me dire un de moins. Aujourd’hui, les chiffres ne veulent plus rien dire, ils ont perdu toute leur valeur temporelle, organisatrice, ils ont perdu leur statut de balise. Ces jours-ci, nous avançons, reculons, stagnons en plein brouillard, comme dans le film d’Alain Resnais. Ça a beau ne pas être la guerre, ça y ressemble étrangement. Nous sommes en guerre contre le virus. Même les politiciens semblent s’y méprendre. Si loin de toi dans l’incertitude, mon corps ne sait plus où ni comment se mettre, il se meut en mille contorsions, plus saugrenues les unes que les autres, pour contrer l’atmosphère ambiante. Il tente de mimer ton absence, de donner forme à ce qui ne saurait en avoir, question de rendre ton corps palpable. Ton corps en creux du mien comme un manque qui l’anime, le déjante. Cette absence devient ma folie, mon être-au-monde au quotidien.

Si le monde n’avait pas chuté dans l’état que nous lui connaissons aujourd’hui, nous aurions pu nous dire 59 jours. Ce nouveau chiffre aurait sonné dans nos oreilles comme le glas d’une promesse toujours plus proche : moins de deux mois. Aujourd’hui, 59 jours semblent trop peu pour éradiquer la pandémie, rouvrir les frontières, me permettre de voler à toi. 59 jours d’enfermement sans le réconfort de tes bras, ça me paraît également une éternité.

Comment tromper une attente qui ne connaît plus de fin ? Ma pauvre carcasse, elle, sait comment procéder. Aux premières lueurs sombres, elle scelle mes paupières jusqu’à tard, très tard le matin. Elle semble me murmurer : À quoi bon te lever. Tu n’y peux rien. Tout cela s’annonce long et lourd, très long et très lourd, alors aussi bien hiberner. Mais devant la toute-puissance de ces mécanismes destructeurs, je n’abdique pas, pas totalement, pas tout de suite. Ce serait trop tôt pour déclarer forfait. Je me saisis de mon téléphone, enregistre l’heure où l’alarme me réveillera le lendemain matin. J’avoue ne pas être très sage et rarement respecter l’heure dite, mais au moins je ne fais pas ma belle au bois dormant toute la matinée. Je me lève, je m’empare d’une feuille, d’un crayon, d’un bouquin ou alors du clavier de mon ordinateur, j’essaie de sortir hors de moi, de créer quelque chose d’extérieur à moi. Une forme, un corps qui nous lie, qui fasse voyager nos enveloppes malgré les interdictions. Une immanence qui touche, qui a touché, qui sort tout juste de sous nos doigts. Les meurtrir tant qu’il faudra. Jusqu’à leur prochaine rencontre. Alors, ils seront à sang, mais d’un sang qui n’aura cessé de circuler entre pulsion de vie et de mort, qui aura tourné, se sera retourné, glacé dans toutes ces veines, ces artères, ces capillaires et autres vaisseaux sanguins. Nous aurons tenu nos corps vivants tout l’hiver, mais ils auront besoin de chaleur le jour où ils se retrouveront.

Cet isolement, cette distance ravivent à ma mémoire des temps anciens. Aussi douloureux que ceux que nous traversons depuis la mi-mars. D’autres temps d’enfermement. Les mêmes quatre murs, l’air qui se raréfie, la perte de contrôle, le corps en position horizontale. Oui, ces jours me rappellent les nombreux séjours à l’hôpital que j’effectuai de l’âge de 12 à 16 ans. Même paralysie mentale, même ennui latent, même distance qui me tient loin de ceux que j’aime. Mais aujourd’hui personne ne prend soin de moi, il me faut l’apprendre seule. Je deviens ma propre infirmière. Avec les amis, les colocs, on se supporte, on se tient proche, on s’épaule malgré les mesures de distanciation sociale, pour ne pas s’effondrer. Aujourd’hui, j’ai une chambre à moi, je ne partage pas un dortoir avec trois autres corps décharnés. Aujourd’hui, j’ai un peu plus d’espace pour écrire, pour laisser libre cours à la pensée.

Un autre réveil dans cette vie dystopique. Un matin de plus à lire La Montagne magique de Thomas Mann. L’histoire de Hans Castorp, c’est un peu la nôtre. Comme nous il est cloîtré dans son sanatorium des hauteurs suisses. Comme nous il perd la notion du temps devant les jours qui se suivent et se ressemblent, il se perd dans une masse indifférenciée de jours, de semaines, de mois puis d’années. Atteindrons-nous aussi cet état de tension qui lui fait aimer sa prison dorée ? Nous résignerons-nous à demeurer du côté sombre de la fenêtre ? Trois semaines et je ne m’y fais toujours pas. Mais que sont trois semaines devant l’éternité?

Bientôt tu oublieras jusqu’à mon visage. Contrecarrer le sort en incantations. T’écrire une longue lettre qui me ressemble sûrement davantage que toute photographie. Tracer dans les sillons du papier vergé des signes qui tentent de dire l’essentiel, mais qui, inévitablement, échouent. Ils portent cependant en eux la mémoire de la lettre qui nous a rapprochés. Pour être bien certaine que tu reçoives ce que je désire partager, j’ai déposé des petits morceaux de moi au creux de l’enveloppe. Depuis ce temps j’attends ta réponse qui n’arrivera peut-être jamais à destination.

Pour me consoler, je pense parfois à ce voyage à Arles l’année dernière. J’avais reçu une bourse d’étude, je me voyais alors pourvue d’un peu d’argent alors que toi, tu n’avais pas un sou. C’était le temps de faire des folies, je t’ai demandé pourquoi ne partirions-nous pas quelque part ? Tu semblais ravi par l’idée de saisir l’occasion pour prendre le large. Quelques jours plus tard, nous nous attendions à la gare d’autobus au petit matin, baguette et café crème en mains. Ensemble, nous avons sillonné le paysage provençal, les allées de platanes, les agglomérations de cyprès, la cime des montagnes occitanes arides et, au loin, la promesse de la Méditerranée.

Descendus en début d’après-midi, nous avons fait les brocantes. Nous y avons déniché deux photographies d’époque : le portrait d’un jeune homme malingre que nous avons offert à Younous et un still de film que je comptais afficher sur les murs de ma chambre une fois de retour à Montréal. Je ne sais ce qui est advenu de la photo de cet homme dépité observant, comme ailleurs, l’absence d’alcool dans son verre. Ça me peine de l’avoir égarée. À l’endos, j’y avais inscrit Arles, 7 mai 2019, avec D.

L’image de cet homme, c’était un peu la tienne et puisque je n’en possède aucune où tu apparais, ça me consolait un peu d’avoir ce cliché de substitution. Je me retrouve aujourd’hui avec le seul souvenir de ton pâle visage, de tes cheveux sombres.

Quand nous sommes arrivés dans la ville où Van Gogh s’est amputé d’une oreille, c’était le week-end de la Feria. Nous n’en savions rien avant de pénétrer dans l’enceinte de la vieille ville. L’atmosphère était à la fête, les gens buvaient et chantaient dans les rues le soir venu. Nous avons marché toute la ville le premier jour, question d’en prendre le pouls. Nous avons contourné l’arène romaine et jonché les ruines laissées par les anciens habitants des lieux.

Nous logions dans une petite chambre d’hôtes au coin d’une rue paisible. La chambre avait des airs de Mille et Une Nuits et nous avions accès à une terrasse sur le toit de l’immeuble qui offrait une vue imprenable sur la ville. Lorsqu’ils s’y risquaient, les passants pouvaient voir nos ombres nues derrière les rideaux tendus. Fatigués, le corps flottant, nous nous blottissions sous la jetée jusqu’à ce que nous reprenne l’envie d’explorer les rues. Nous revêtions alors quelque vêtement, puis sortions nous balader sous la lumière des réverbères. Nous cherchions un endroit où nous enivrer. Boire quelques verres, mais pas assez pour empêcher les souvenirs de se former. L’homme de la PMU, celui qui nous avait recueillis lorsque nous avons manqué notre train, nous avait recommandé un bar caché dans une ancienne bibliothèque abandonnée au sort de l’époque. Derrière les rideaux rouges à la Twin Peaks se trouvait tout un monde : des toreros faisaient couler le vin à flot dans les coupes des convives, des gens de tous âges dansaient au rythme de la pop de France Galle. Nous mêlant tantôt à la foule, nous tapissant tantôt en marge, sur la petite cour intérieure, nous observions la foule ivre et dansante.

C’est de cette soirée et d’autres auxquelles je songe tard les soirs de confinement. Quand ton absence s’inscrit en creux dans les marques du matelas. J’invente des traces sans origine pour substituer la présence à l’absence. Pour l’instant, je n’accepte pas de ne pas savoir quand je te reverrai. Tout en moi crie contre cette nouvelle attente qui redouble la souffrance. J’essaie toutefois de me rattacher à certains fragments des jours qui passent.

D’une caverne, l’autre.

Yann Saint-Esprit

(partir)

J’ai toujours été enfermé. La mer est vaste. J’allais dire « grande », ce n’est pas une personne. C’est difficile de trouver mon chemin jusqu’à la caverne. Je pense, en route, mon frère est persuadé que je vais me perdre. S’il y a une chose que je ne perdrai pas, c’est bien moi. Je respire. Je respire. Je respirerai encore un peu. Je découvrirai bien quelque goût nouveau. J’aime le sel.

Je suis parti. Normalement, on reste. Je ne sais pas d’où m’est venu le désir contraire. J’ai chanté en nageant. Les chansons de mon frère, mais en ne finissant pas les vers. Je commençais, quelques syllabes, et puis non, l’air suffit bien. Petit, j’aurais eu peur qu’on dise, il a oublié les mots.

La mer est dangereuse. Si tu partais, l’eau d’ailleurs dans tes branchies, tu ne pourrais pas revenir. Tu nous empoisonnerais. D’accord. Si tu partais, les parasites sur ta peau… on ne saurait pas, pour grand-papa… D’accord. Je ne reviendrai pas. Je ne tuerai pas grand-papa. Grand-papa mourra par contre. Le saviez-vous? On m’a bousculé. Ça ne se dit pas! J’ai toujours été bousculé. Sauf par ma cousine, elle rigolait. On rit bien ensemble. Je ne pense pas qu’elle sait que grand-papa mourra. Ni qu’elle mourra. Ni, que. Je lui chante un air en nageant, si jamais elle entend. Un air de presque rien, comme pour dire, je suis désolé.

(raconter)

Je leur ai raconté toutes sortes de choses sur la caverne. Des « légendes ». La plus belle va comme suit :

De l’espace vers le bas, de l’espace vers le haut, des creux pour la sieste, de la paix, de la nourriture en
abondance, du sel, bien sûr, des choses salées, des algues, des délices nouvelles chaque jour.

La légende dit qu’on l’a bel et bien trouvée, cette caverne. Une héroïne vaillante. Est-elle morte? Elle serait revenue, sinon, pour sa grand-mère malade. L’héroïne cherchait la caverne pensant que ses algues magiques… peut-être… comme un médicament? Elle n’est jamais revenue, dit la légende, de la caverne. Elle a voulu garder les algues magiques pour elle toute seule, a dit ma cousine. Ses yeux brillaient. Des coraux brillent à l’entrée, c’est comme ça qu’on trouve la caverne.

La grand-mère de l’héroïne vaillante est morte. Ça valait bien la peine de partir. Mon frère a bien aimé la légende, il a composé quelques airs pour l’accompagner. Il y en a un qui me fait pleurer mais je n’arrive plus à me le fredonner, un autre me vient, un air banal. Je nage. Est-ce que j’ai peur? Je suis loin. Je touche ma peau pour voir. Je ne vois rien, les parasites les plus dangereux ne se voient pas. J’y pense. Je pense aux parasites. J’en parle tout haut, suivant l’air banal, faute de mieux, ça fait une chansonnette.

(filatures)

Quelque chose me suit. L’effet des courants sans doute, une illusion sonore. Ça réverbère. Je respire. Je cherche en avant pour m’occuper. C’est d’un bleu exquis, inconnu… non, c’est pareil comme chez moi, mais ce n’est pas chez moi. Ce grain de sable, jamais vu, celui-là non plus, mais j’en ai vu mille et un. On ne voyage pas pour un grain de sable. Je cherche… quoi? S’il fallait une raison pour partir.

Rien ne me suit mais je ne me retourne pas.

Au bout d’une journée, nulle trace de la caverne. L’héroïne a bien dû dormir un moment, dans sa quête. Je m’arrête près d’un récif. Vous ne pouvez pas rester. Vous venez de trop loin. Vous avez peur? Non, nous avons des grands-parents. Mon petit air ne les réjouit pas. Je chante plus fort. Je séduis un poisson. Il me suit passé le récif. Il escalade le courant, plonge, avec les légers changements de température ses écailles foncent. Je frémis.

Nous nous suivons. Nous arrivons. Je ne comprends pas ce qu’il dit. Nous nous ébattons. C’est joli ici. Je m’endors.

(souvenirs)

Dédé me réveille en posant son visage contre le mien. J’ouvre les yeux. Il n’est pas là. L’autre non plus, celui d’hier soir, disparu, j’ai du sable partout. Dédé ne voulait pas que je parte. Tu me raconteras des légendes chaque jour, ce sera comme voyager, il y aura mille cavernes, mille fosses, mille sirènes sans danger. Nous en reviendrons toujours.

Je n’en reviens pas. Je me débarbouille, me remets en route. Je respire. L’eau est claire. Vais-je mourir aujourd’hui? Mes parents sont morts. Tu ne comprends pas le danger, parce que tes parents sont morts, voilà pourquoi tu rêves de partir, disait Dédé. Je regardais autour, le sable, les algues, la lumière en guirlandes. La mort n’est pas un danger, c’est une certitude, Dédé. Il montrait les dents. Je vais te manger, voilà le danger. Connais le danger. Accueille le frisson. Connais le danger ou risque de manquer l’occasion de vivre. Ce sera la fin de la prochaine légende.

(faim)

Je me retourne. Il y avait quelque chose derrière. Le poisson d’hier m’a peut-être suivi. Je n’ai pas eu peur. Je respire. L’eau illumine le frémissement des algues. Des algues immondes. J’ai faim, mais pas à ce point. Je reprends ma route. Je n’ai pas eu peur. J’ai faim.

Mon frère est persuadé que je vais me perdre. Mon frère mange souvent les déchets des autres. Il dit que ça lui sauve du temps, c’est juste là, c’est vrai. Ça me dégoûte. Je le regardais mâcher d’infâmes filaments, ça urgeait en moi : partir. Des airs exquis chantés à travers une haleine putride.

Je ne me souviens plus. Je n’ai pas l’oreille musicale. Je change de courant, je descends d’une voie. Il faut bien manger. La lumière faiblit. Je ne vois pas grand-chose. Ça sent bon. Je trouve. Je mange. Même hors de chez moi, il faudra manger. Toutes ces fois où il faudra manger! Une, deux, trois, quatre, cinq. On n’apprend pas à compter pour mesurer combien de fois il faudra manger.

Repu, je remonte. J’ai fait du chemin. Je ne reconnais rien. Ce grain de sable. Il m’a suivi, c’est ça? Tout ce temps, c’était lui. La caverne sera sans grains de sable déjà connus. La variété d’un grain de sable va-t-elle au-delà de la couleur? Poisson rouge, poisson bleu, autre poisson bleu : poissons bleus. Je digère. L’héroïne mangeait peu dans la légende. On racontait surtout son absence. Je racontais. D’où me venait son histoire? J’ai toujours été enfermé. J’ai grandi et je me suis mis à raconter.

C’est bien vide tout autour.

(vides)

J’ai froid. Je suis monté d’une voie et j’ai arrêté de chantonner. C’est d’avoir oublié tous les airs. Non. C’est de ne pas vouloir être entendu. Qui écoute? Je ne suis pas suivi. J’ai vu quelques passantes, elles allaient dans la direction inverse. J’ai crié, elles ne voulaient pas s’approcher. Restez à deux mètres! La caverne? Connais pas!

Je ne vais tout de même pas penser à… là-bas. D’où je suis parti. Partir pour ne penser qu’à ça, et puis quoi encore. Je fais le vide. Il n’y a pas beaucoup de choses à quoi penser. Il n’y a pas beaucoup de poissons dans l’océan aujourd’hui. Ça s’est vidé. Je parie que ça reste chez soi. Avec grand-papa. Je me touche, pas de parasites. Les parasites les plus dangereux ne se voient pas. Quand je pense à la caverne, je ne vois plus rien. La caverne est sans grain de sable déjà connu, sans faim, sans fatigue, mais sans danger? J’attends de voir. J’ai des doutes. Peut-être que je sais, maintenant, pour le danger.

Il montrait des dents. Je vais te manger. Nous nous ébattions. Ça, je vois bien.

(cycles)

La mer a grandi. De là-bas jusqu’ici, elle s’est étirée d’un chemin de trois jours de nage. Je lui en veux de grandir si lentement. Elle est claire, puis sombre, puis claire. J’ai croisé un autre que j’ai mangé, aucun effort, il était tout petit. Il s’est précipité vers sa fin. S’il avait des enfants, leur parent est mort. Ils auront du mal à comprendre le danger. Ils sauront qu’on meurt. La cousine, ce n’est pas de complicité qu’elle rit, que vas-tu croire, se moquait Dédé. Elle rit parce que c’est toi qui parles. Une chance que je suis parti. J’allais sans doute me reproduire d’un jour à l’autre. Devoir dire : prudence, petit.

(famille)

Nous sortions. En famille. Nous n’étions pas « enfermés ». Nous allions au ravin, nous visitions les galeries, nous prenions notre tour au grand plongeon. Nous chassions. Nous étions mobiles, nous nagions, j’ai appris à prendre de la vitesse, à voir venir ma fatigue. Nous sortions, ensemble seulement. Nous ne nous approchions pas des autres : leurs parasites, nos parasites. Où ça ? Là, là et là, sur moi, sur toi, partout, ils nous composent et nous habitent. Nous les protégeons contre ceux des autres, comme des citadelles de corail. J’ai grandi. Dédé a grandi. Mes cousines. Mon frère. On va grandir jusqu’à quand? Tu verras. J’ai vu.

(la chose)

J’ai déplacé tous ces parasites qui me composent de six jours de nage. Ou bien ils sont morts et je suis une citadelle désertée. La route est plutôt déserte. Je ne suis pas suivi. Je ne regarde plus derrière moi, sauf. Je me suis demandé hier si la prudence était toujours quelque chose, ici. Je me demande maintenant si je me souviens de la prudence de mon enfance. Ne touche pas. Ne mange pas ça. Ne t’éloigne pas. Ne t’épuise pas. Je m’en souviens.

Un bruit sourd. Une fosse océanique, peut-être, tout au fond. Je veux dire, plutôt qu’un fond.

On dirait que j’en approche. Le bruit est devant et dessous. Je vais le chevaucher. Je respire. Je ferme les fenêtres de la citadelle pour ne pas qu’on meure de bruit, là-dedans. Je n’ai pas été préparé à un bruit comme celui-là. Si j’avais faim, je le mangerais. Je n’ai pas faim. Je résiste à l’impulsion de monter d’une voie, où le son, peut-être, serait adouci. Pourquoi résister? Je monte. Ça s’améliore. Peu. Je monte encore. Je fatigue. Il y a foule de poissons, nous rencontrons la même difficulté, celle-là monte près de moi, et lui aussi, de deux voies et sans s’arrêter, ça oublie de signaler. Et de garder ses distances, on me rentre dans le ventre.

Je ne peux pas empêcher cette pensée… C’est la caverne. Elle se protège comme ça. Une peau de tintamarre. Je ne suis pas assez fort pour descendre la percer tout de suite. Je suis en eaux claires à présent, ça ralentit, c’est soutenable ici. Ça se regarde de travers. J’en vois une redescendre. On n’entend plus rien. J’avance pourtant. C’est réflexe.

Je suis épuisé. Je chante pour voir. Ça s’éloigne tout à fait. Qu’est-ce qu’il nous veut, lui?

Un récif. Si vous restez, c’est tout au bout et à vos risques. Il y a eu un monde fou dernièrement. C’est bon. Je n’ai plus de grands-parents. Je tombe de sommeil.

(tergiverser)

Dédé barbotte tête à l’envers, son ventre reluit où c’est pâle et délicieux, il dit, non, pas maintenant, je suis fâché contre toi. Tu m’avais promis ma légende favorite. Celle où l’héroïne solitaire découvre qu’elle peut se multiplier si elle se concentre assez. Et puis elle se dédouble, ça lui fait une amie, trop contente, tellement qu’elle se détriple, ça lui fait une ennemie, pas de chance. Mais tu la racontes mieux, son enfance avec les jeux pour remplir le temps. Pour remplir le temps. Je me réveille un peu fâché. Les rêves vont vite, ils sont pressés, compressés. Ils me restent comme de petits grains de sable à l’intérieur desquels je suis déjà allé. Mais. Ce n’est plus permis.

Une dizaine de jours depuis mon départ, mais je ne le jurerais pas, à qui? Sept de nage, trois de repos? Je pense quitter le récif, puis je reste, je tergiverse. J’hésite sur la destination. Continuer. Ou descendre. J’ai posé la question dans les parages. Une caverne aux mille trésors? Jamais entendu parler. Tu rêves en couleur. Aussi : je peux t’accompagner? Non.

Pour remplir le temps… J’ai toujours été enfermé. Pour remplir le temps, je suis sorti. J’ai avancé. Le temps est venu, de descendre. Je me sens reposé. Il y a un risque de perdre l’ouïe, à approcher ce bruit titanesque. Combien de jours d’ouïe encore disponibles suis-je prêt à sacrifier? Un, deux, trois, quatre, cinq. On apprend à compter pour mesurer ce qu’il nous reste. Je décide, dans cinq jours, de toute façon, j’aurais perdu l’ouïe.

À la descente.

(descendre)

De l’espace vers le bas, de l’espace vers le haut, des creux pour la sieste, de la paix, de la nourriture en
abondance, du sel, bien sûr, des choses salées, des algues, des délices nouvelles chaque jour.

Je descends.

D’une voie. Je ne vais pas retourner d’où je viens en pensée, précisément maintenant. Quand même! Je rêve de Dédé chaque nuit. Ai-je vu si peu de gens dans ma vie? Il doit bien y avoir des algues de mon passé, en périphérie de mes rêves, mais je ne les distingue pas les unes des autres. Elles ne retiennent pas mon attention. Il y a des hiérarchies du souvenir. Descendant, je vide mon esprit de Dédé qui est la seule chose que j’y trouve. C’est une sécrétion.

D’une autre voie. Le son n’augmente pas. Mon ouïe a-t-elle déjà été endommagée?

Une autre voie, je descends toujours. Mon esprit est vide. Je retrouve l’air de la chanson de mon frère. Mon esprit chante cet air. Non, plutôt celui de la chansonnette banale. Tant pis.

Une autre voie. Je suis couvert de parasites, les miens, ceux des miens. Si je trouve la caverne et qu’elle est habitée, peut-être que je ne mourrai pas, que ma citadelle est la plus puissante. Mes parasites en décimeront les habitantes. Je règnerai seul. Peuplé, mais seul.

Une autre voie. Le son, enfin. J’avais donc remonté si longtemps? Ou bien la caverne plonge, elle tombe, tombe, depuis la nuit des temps.

Une autre voie, l’intensité augmente vivement. Je pousse. J’ai fini de grandir mais pas de pousser, vers le bas, ça m’entre dans les oreilles. Je pique. J’aperçois Dédé dans ma mémoire, recroquevillé sous la poussée du son.

Une autre voie, je vois. Je vois quelque chose en-dessous. Dans la noirceur.

Une autre voie, c’est énorme. C’est juste-là, ça glisse, le courant entier glisse sur elle, la plus grande chose jamais vue. Je ne l’ai pas encore vue. Pas de la queue à la tête. La plus grande chose dont j’ai pu être proche. La pression d’en bas est trop forte pour mes nageoires. Je dois me poser. Ce n’est pas une caverne.

Une autre voie et je me pose. Je m’accroche. Ça déchire et je n’entends plus rien. Ce n’est pas le silence.

Je n’entends plus et j’avance. Je suis posé. Je respire. Je ne m’entends pas respirer. Je ne me touche pas, trop fatigué. Je vais compter. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. Me revoilà, je suis encore une pensée d’où ça compte.

Je n’ai pas toujours été ici. Je m’endors.

(sans mots)

Je suis porté. J’ai faim. Je mange, devant moi. J’ai des goûts raffinés, mais ça. Jamais connu ça, les mots me manquent. Le sel de la mer.

(phorésie)

Nous nous portons. Nous avançons. Nous produisons une vibration, j’ai déjà pensé que c’était un son. Je pense que je l’entendais, mais à présent nous le produisons. Nous avons déjà été ailleurs. Nous sommes d’ailleurs « ailleurs » en ce moment, tellement nous sommes vastes. Nous allons jusque-là. Et encore, dans l’autre direction, nous allons jusque, qui sait. C’est sans danger, car c’est plus grand que tout. Même en grandissant encore, je ne serais jamais grand à ce point où nous le sommes. Je crache mes souvenirs au réveil, dans le creux de ma dernière mordée. J’ai craché tous les matins. Ça se répète, de l’avant, du ressassé… Les jours de nage, l’inconnu aux belles écailles, la cousine qui rit, attendre en file au grand plongeon… j’ai tout régurgité jusqu’à nous qui l’emmenons bien quelque part. Ça s’égrène en petits éclats. D’où viennent les bancs de sable? De quels souvenirs érodés par les sucs?

Dédé en pleurs, la nuit, parle d’une caverne. Tu sais, Dédé, j’ai tout inventé. Il n’y a pas de caverne aux merveilles. La nausée le saisit et ça lui sort du ventre, tout bien formé : un autre Dédé. Et le double dit, je serai son ami, moi, en ton absence. Je lui parlerai de la caverne. Je dis au double, rêve toujours, sale rêveur. Avec des rêves d’enfermement, on s’enferme pour la vie. D’une caverne, l’autre. Tu ne connais pas le goût de cette chose que nous avançons.

(consomption)

Nous glissons. J’ai maigri. Je ne décolle plus. Ce n’est pas inconfortable. Je mange pour ne pas y penser. Nous ne pensons à rien. L’eau non plus. Ses couleurs ne se laissent pas penser. Ses couleurs ne se laissent pas compter. Elles sont pleines de temps, tout le temps.

(rêve)

Je suis dans la citadelle. De la chose. En rêve, j’ai vomi à l’idée. Mon frère l’a mangé, il a dit, je te composerai un air avec ça, tu verras, inoubliable, à faire pleurer la mer.

(sommeil)

Au réveil, quel réveil?

(parasites)

Un réveil sort du lot, sans pourquoi, plein du désir de me toucher. Avec quoi? Le trou que j’ai creusé de mes dents s’est rempli, de moi. Je regarde. Je ne vois pas. Je ne vois pas de parasites, que je sache. Sauf. Nous avançons, sains et saufs.

(la légende)

Des délices nouvelles, chaque jour. Je suis délicieux. Nous me mangeons. Nous sommes les délices des délices.

Sur la perplexité. La Terre vue depuis Mars

Laura T. Ilea

Les cadres de la perplexité. Des images diverses et disloquées qui se sont entassées dans ma tête. Ma première réaction, après le confinement, fut celle de m’organiser rapidement, d’insuffler des doses de Nietzsche à mes étudiants, de l’art relationnel, des partages du sensible, des plateformes de résistance pour un monde perturbé. Ensuite je me suis rendu compte, en sortant dans la forêt qui se trouve derrière la maison, que je pensais de plus en plus souvent aux gens d’une autre époque, dont je comprenais les destins maintenant pour la première fois : les frères de ma grand-mère, qui avaient fui dans les montagnes Fagaras dans les années ‘50, pour échapper à la chasse communiste, au communisme, tout simplement. Ils sont morts jeunes, tous les deux.

Nous étions donc en pleine apocalypse. On m’a demandé ensuite des réflexions en temps de pandémie pour un blog littéraire. J’ai commencé mon article en affirmant : « Il n’est pas temps de faire de la littérature. » Mais je l’ai fini par le dogme : « La littérature est l’état du monde ». Je me suis contredite, bref. J’étais entrée, probablement, dans cette phase où on assistait à un énorme reality show, freak show plus précisément, dans lequel tout scénario semblait en égale mesure vraisemblable, placé à une magnitude de zéro à l’infini, entre bagatelle et apocalypse.

C’est l’ère de la confusion qui commença alors. Des élections en France, conglomérats de personnes – suivies le lendemain par le confinement et par le régime policier. Désorientation. Des philosophes défenseurs des droits individuels, terrifiés par la vitesse avec laquelle on dépose les armes devant la menace du monstre; l’article de M. Visniec, interloqué de voir comment une création sophistiquée, l’homme, peut être vaincue par une forme de vie tellement simple. L’auteur de Homo Deus et sa futurologie, mis en question pour manque de rigueur. Je me suis réfugiée dans Underground de Kusturica. Une communauté enfermée dans les souterrains pendant la guerre. À la débâcle, le monde avait changé en profondeur. Le parallèle me sembla éloquent. J’ai essayé de voir le film avec les filles, mais j’ai dû m’arrêter quand les explosions ont éclaté. C’était trop.

C’est à ce moment que j’ai commencé à écouter attentivement les gens autour de moi. Les uns, apologètes de l’ordre, les autres, défenseurs de la biopolitique. Gaya scienza. Politiques du corps. « Il est tout à fait évident, disaient-ils, que la biologie n’est qu’un prétexte pour une réorganisation médiatique-politique de proportions. Et, ce qui est encore plus funny, c’est qu’on ne peut absolument rien faire. » Que de créer peut-être des républiques de l’imagination, des regards dans l’abîme, individuels. Les uns ont recours au salut par la culture, comme dans les good old times. D’autres ont coupé les ponts, en préférant se replier dans leur réalité. Il y en a qui détestent le zoom. Parfois il me semble que cela était dans l’air et que maintenant, de façon accélérée, la catalyse a amené au premier plan les ferments du nouveau monde, ses difformités, les choses passées sous silence, qu’on voit maintenant à l’œil nu, en pleine lumière. L’enseignement en ligne, le tourisme 5G, la nature qui se replie après avoir été dévastée, les discours catastrophiques, tout.

En continuant d’écouter, je me suis rendu compte que l’optimisme ou le pessimisme des gens autour de moi avaient une base extrêmement simple : si, oui ou non, leurs revenus étaient assurés après la crise pandémique. Le jour où j’ai compris cela, j’ai vu des vagues de réfugiés dans une île grecque, fuyant le feu, infectés par le virus. J’ai vu encore une fois l’apocalypse. Ensuite des voix timides, des journalistes, qui parlaient à tâtons de la possibilité de la réouverture graduelle, des conséquences du traitement, plus désastreuses que la maladie traitée.

J’ai vu ensuite le pape prêchant tout seul au Vatican. Et j’ai senti une étrange émotion la nuit des Pâques quand de petites lumières rouges étaient allumées à toutes les fenêtres du quartier. Probablement, mon cerveau archaïque réagissait aux souvenirs d’enfance.

Après, j’ai suivi les plans épidémiologiques d’intervention, des chefs-d’œuvre orwelliens tout simplement, toutes métaphores confondues : alors on verra le sommet de l’iceberg et les quelques mois seront comme s’ils n’avaient jamais existé. Avec les citoyens du monde devenus des catégories de risque.

Ensuite j’ai perdu un ami en France. Un très bon ami, que je connaissais depuis vingt ans. Au-delà des hommages qui lui étaient rendus dans la presse française, je ne pus m’empêcher d’imaginer le cercueil scellé, accompagné au Père Lachaise par quatre hommes masqués et trois membres de la famille. Son épitaphe : « Je suis heureux pour la première fois de ma mort. »

J’ai maintenant un lieu à visiter à Paris.

Il y a d’autre images, encore : j’ai vu la forêt verdir. Je n’avais pas vu une forêt verdir auparavant. Je veux dire, je n’avais jamais pris du temps pour cela. Je me suis souvenue : Sebastião Salgado, dépressif après avoir photographié d’innombrables atrocités, convaincu que l’espèce humaine est damnée, part avec sa femme au Brésil. Il avait là-bas une hacienda, héritée de son grand-père, qui avait séché complètement. Sa femme lui propose d’y planter un million d’arbres. Ce qu’ils font, en effet. Dix ans plus tard, la forêt est à nouveau pleine de vie et Salgado sauvé. Il se décide ainsi pour son nouveau projet, Genesis : une immense partie de la surface terrestre ressemble aux premiers jours de la création. Pour le reste, elle est infestée par des hommes.

De l’apocalypse à la genèse.

Les filles ont reçu des films photographiques instantanés. Elles se sont décidées à surprendre une image chaque jour, qu’elles collaient dans leur journal. Elles ont surpris le pied d’un T-Rex, la racine d’un arbre ayant, qui sait, deux cent ans. Nous nous sommes souvenues des sequoias, vers lesquels on montait au Nevada, pendant qu’une des filles apprenait à marcher. Il y a des sequoias anciens de trois milles ans. Il y a des cèdres au Liban du temps de Socrate. Ou d’Avicenna. Une des filles avait gardé dans sa boite de souvenirs le savon de cèdre et la bougie allumée, la nuit des Pâques.

Rien de nouveau sous le soleil. On est pris dans la confusion, la cacophonie et la promiscuité d’une époque qui recycle des extinctions après extinctions.

Sequoia en témoigne.

Tout comme le T-Rex dans la forêt.

C’est à ce moment-là que j’ai pensé que le temps est venu pour une science gaie, pour une danse à la Nietzsche. Nietzsche est d’un ludisme fou, si on le sort du canon. J’ai repris les dialogues Inflexions après un silence de cinq mois et j’ai demandé à mes interlocuteurs s’ils avaient parfois ressenti l’effroi, le sentiment de la catastrophe, la panique. Les deux m’ont répondu non, le rire est délivrant, il est l’arme la plus puissante contre la peur. On n’a pas si bien ri depuis ‘68, peut-être. Le monde d’avant la pandémie était tombé dans une banalité crasse. Ce qui se passe maintenant pourrait être un catalyseur. Vers quoi? No idea.

Je dois admettre que je ne me sens pas du tout à l’abri, que mes rêves sont troubles depuis des mois, que je vois des vagues et des vagues de populations exposées à ce qu’on appelle les nécropolitiques. Que j’aime le rire, mais que parfois je me sens terriblement vulnérable. Que je suis effrayée par un monde du sérieux et des décrets, dans lequel on ne pourra plus rire. Que je n’ai pu rien faire pendant tout ce temps. Que j’aime encore l’idée de transvaluation des valeurs. De voir les choses à partir d’une autre perspective. De les voir, tout d’un coup, depuis la planète Mars.

Voici mes perplexités. De voir que le monde peut chavirer en une seconde. Je connaissais des histoires de gens, partis à l’étranger à la veille de la Seconde Guerre mondiale, qui sont demeurés « de l’autre côté » toute leur vie. Gombrowicz, le Polonais, restés en Argentine vingt-quatre ans. Djuvara, un historien roumain, parti en Suède, resté au large du monde pendant quarante ans. Un de mes personnages, Daria, part de l’Amérique et ne peut plus rejoindre sa famille, coincée là-bas, toujours à cause de la guerre.

C’est cela ma souffrance, ma perplexité. Qu’on ne franchira plus les frontières. Qu’on trouvera le bouton de la peur qui, une fois déclenchée, sera capable de refaçonner tout un monde. Qu’on n’entendra plus de nuances, qu’il y aura un consensus autour des mesures restrictives. Que je laisserai de l’autre côté des amis et des chemins que je ne pourrai plus rejoindre.

Perplexité devant les masses qui portent en elles les microbes de la contamination affective; devant les missiles lancés dans l’espace à chaque fois que la situation sur Terre devient insupportable. Devant les malades chroniques qui n’ont pu recevoir leurs traitements et suivre leurs analyses parce que les hôpitaux ont été vidés à travers la chasse à virus. Que le monde peut être regardé au microscope; que si le devenir est bloqué, c’est l’être qui en souffre. C’est l’obscur Héraclite qui le disait : le devenir est une guerre des contraires. Si l’un des deux l’emportait sur l’autre, le devenir serait figé. On a bloqué artificiellement le devenir du monde, tout le domino est en train de s’effondrer. Si on peut tout contrôler, on peut également tout détruire. Si on peut tout surveiller, on peut également tout présumer.

La perplexité est un état qui ne voit pas d’issue. Pas de solution univoque. Le problème c’est que dans des circonstances contraignantes, il faut rapidement sortir de la perplexité. Il faut trouver des solutions. La perplexité est à l’affût, elle est le pressentiment du nouveau qui est en train de se déclarer. Mais la solution vient avec le retranchement vers le passé ou bien avec son annulation par l’effroi, vite fait.

Je ne veux plus entendre des gens qui ont raison. Qui connaissent la vérité, si évidente. Qui ne souffrent pas de perplexité.

L’Amérique des années soixante a connu l’assassinat de Kennedy et de Martin Luther King, la guerre du Vietnam. Et la pandémie, la grippe Hongkong de 1968, qui avait décimé entre un et quatre millions de personnes dans le monde. La mort sévissait, ainsi que le chaos. Mais en 1969, Woodstock accueillait des spectacles en plein air, pour une nouvelle célébration de la vie. Peut-être qu’un nouveau Woodstock nous attend, malgré tout. Peut-être que la Galaxie Gutenberg est à sa fin et qu’elle sera remplacée par le numérique à grande échelle. Mais tout aussi bien il se peut que le numérique imposé réveille en l’homme des désirs ancestraux, la nécessité du contact épidermique, la présence. La perplexité de la rencontre.

Qu’il y ait des gens qui veulent vivre, rien d’étonnant à cela. Qu’il y ait des gens qui résistent au confinement en Suède, qu’ils nagent contre le courant, c’est peut-être assumer la magnitude des conséquences.

Que la violence éclate aux États-Unis, c’était prévisible. Ma perplexité vient du fait qu’on ne la voyait pas venir. Partout. En vagues déferlantes. Que plus de la moitié des pays du monde veulent s’engager dans une enquête sur les débuts de la pandémie, sur le rôle de la Chine dans ce fléau planétaire, c’est normal. Mais j’ai peur des résultats de cette enquête.

Que le monde soit pareil, légèrement pire, comme le disait Houellebecq, oui, toujours perplexité. Il a en vue l’Occident, de toute évidence. Avec son mépris envers la vieillesse, avec sa tendance vers l’incorporalité. Et surtout avec son individualisme. Comment se pourrait-il que le monde reste pareil après un tel maelström?

La perplexité me garde, un instant de plus, dans notre ancien monde. Je me demande toutefois : quels seront les thèmes, les rêves, les angoisses et les projets du déconfinement? Il est clair qu’en perdant la terre ferme sous leurs pieds, les gens veuillent des maisons, des enfants, rêvent de leurs pays d’origine, d’une île utopique, d’une arche de Noé, d’un segment de monde où respirer et vivre librement. Je suis perplexe à l’idée que, pour une fois, la pandémie ait tout englouti : masculinité toxique, féminisme, droite-gauche. Mais elle a décuplé sur la culpabilité et les boucs émissaires.

Elle reprend ses forces pour nous perturber avec des nouvelles contaminations affectives, avec des guerres des symboles, déclenchées par les ferments épidémiologiques. Je me demande combien de temps je pourrais encore rester figée, bouche bée… avant que le nouveau commence. Où commence l’avenir? Combien de temps pourrais-je rester interloquée par la perplexité, avant que la roue se mette en marche? Avant que l’on soit plongé dans le nouveau monde?

*Des fragments de ce texte se retrouvent en roumain sur la page Facebook de VAR Cultural, à l’ART(t)EST #46. Ils ont été poussés plus loin et retravaillés pour en faire un récit de la perplexité, sous la contrainte de l’urgence.

Tout oublier

Ouanessa Younsi

Ce qu’on oublie a-t-il existé? La vie m’échappe, souvenirs que je retrouve au compte-goutte, grâce à un album photo sans lequel je n’aurais pas d’enfance. Les journées passent, gisent sur le plancher, mon lit, mon bureau, j’essaie de les écrire, de les conserver.

La clinique est déserte. Je regarde mon écran, j’ai mal aux yeux. Mon œil gauche, qui louche lorsque je suis fatiguée, glisse vers la vitre. Je crains qu’il ne me quitte, saute par la fenêtre.

J’ai contacté quinze patients aujourd’hui, par téléphone ou par un logiciel de téléconsultation. Je deviens un centre d’appel. Suis-je encore psychiatre sans patient en chair et en os ?

Je me rends à la toilette, lave mes mains pour la vingt-troisième fois. Elles saignent. Pas de crème hydratante. Les contenants de lingettes sont presque vides. On a reçu un courriel nous demandant de les récupérer. Y a-t-il pénurie de contenants de lingettes ? Je désinfecte la poignée de la porte. En retournant à mon bureau, je croise un infirmier. On se salue de très loin, comme sur des bateaux en mer. Je pense à ma patiente qui souffre d’un trouble obsessionnel-compulsif avec obsession de contamination et compulsion de lavage. Ne pas oublier de lui dire qu’elle avait raison.

Je retourne à mon écran. Un cinquantième message dans ma boîte courriels. Ma secrétaire. On ne se parle plus en personne, trop risqué.

La pharmacienne voudrait que vous la rappeliez concernant Monsieur R. Il a pris toutes ses pilules en une seule dose.

Depuis la pandémie, j’ai l’impression que les événements, les émotions, ont changé de taille, gagné en profondeur ou à l’inverse rapetissé. Ce qui était persiste, avec une teinte ou une dimension nouvelles tels ces jeux d’ombre de mon enfance, qui transformaient quelques doigts en un dragon à la lumière d’une lampe de poche. Monsieur R. était déprimé avant la pandémie. Il l’est davantage. Nous étions sur des écrans avant la pandémie. Nous le sommes encore plus. Les riches deviendront moins riches, ou plus riches. Les pauvres seront plus pauvres.


La nuit, alors que mon conjoint et mon fils dorment, je descends à la cuisine et ouvre discrètement le réfrigérateur. Je prends les contenants un à un, les débouche comme des bouteilles de parfum, et hume tour à tour l’eau de rose, l’eau de fleur d’oranger, le ketchup, la sauce soya, le vinaigre de cidre de pomme. Je me délecte non pas de l’odeur de chaque condiment, mais de la joie d’éprouver mon odorat, comme un aveugle qui, recouvrant par miracle la vue, est ému non pas de ce qu’il voit, mais de la capacité de voir.

Rassasiée de mon odorat je remonte à ma chambre, m’endormant avec l’assurance que je reste épargnée par la maladie. Et j’emporte dans mes rêves ce rituel précaire, alors que je retrouve, au cœur de mon repos, l’odeur de l’eau de rose.


Ma vie a peu changé depuis le confinement. Je reste privilégiée, alternant mes jours entre la psychiatrie et la maternité. Je ne me rendais quasi jamais aux restaurants, ni au théâtre, ni au magasin. Je voyageais désormais rarement à l’extérieur du pays. Je voyais peu mes amies, ma famille. Je connais beaucoup de personnes, je n’en connais aucune, et mon existence, qui parait riche et entière, se déroule dans un isolement social que je m’explique mal, qui me semble fortuit alors que je ne me mobilise pas pour en sortir, me repliant, par confort et aussi par amour, sur mon travail, sur mon noyau familial. J’ai le sentiment d’avoir accompli ce que je peux, et ce qui m’importe surtout est mon fils. Vivre certes me tient à cœur, car je juge que mon fils a encore besoin de moi. Concernant le reste, je sens que j’ai fait le tour du jardin. Je sais que cela changera : lorsqu’il vieillira et aura moins besoin de mes bras, je me tournerai vers d’autres missions, en gardant la joie qu’il m’aura léguée, en la semant en tout comme une nouvelle nature, un vêtement qui devient un corps. Je ne suis pas malheureuse, je suis même heureuse, entourée d’une pandémie qui me dépasse, de situations dramatiques, de pertes d’emploi, de dépressions, d’alcool. Or je sais que je retourne le soir dans ma maison, que je ne suis pas mes patientes, que j’ai un être à aimer, que je chéris mon existence, malgré mon isolement social. Je souhaiterais davantage de contacts humains, or je me contente de ce que je glane au temps : quelques échanges courriels, une brève rencontre par-ci, par-là. Je me satisfais de ce que je reçois, comme le plant de basilic de mon jardin boit l’eau que je lui offre.

Une chose pourtant a changé : le possible. Alors que je n’ai jamais repensé avec nostalgie à tel ou tel voyage ou aventure, voilà que j’y replonge avec ferveur, tel en ces rêves vivides que causent parfois certains médicaments. Je me revois attablée dans un restaurant à Paris, seule avec un livre, dégustant des tagliatelles aux champignons dans une sauce blanche, observant les autres clients, et je me repasse la scène, re-goûtant chaque champignon – bolet, pleurote, chanterelle – l’onctuosité de la crème, le sourire poli du serveur. Et que la pandémie puisse ainsi, d’un coup, me retirer la possibilité de vivre une telle expérience – ou ce voyage de cyclotourisme à l’Île-du-Prince-Édouard, cet arrêt au camping à Summerside, l’échange de mots au lavoir avec une dame retraitée qui venait de Saskatchewan, parlait avec un accent incompréhensible, parcourait tout le Canada pour sa retraite à bord de son Winnebago, conversation en elle-même banale, mais qui me parait cruciale depuis la pandémie, car il s’agit d’un moment d’une vie, comme tous assez ordinaires, mais sans lesquels il n’y a pas de vie. Je m’accroche jusqu’aux souvenirs avortés, comme cette pâtisserie franco-japonaise à Berlin où j’avais tant espéré manger un dessert au thé matcha, et qui se révélait immanquablement fermée dès que je m’y rendais. Je n’ai jamais savouré ce fondant au matcha, mais il me reste en bouche, rêve somme toute futile – ne le sont-ils pas tous, hormis quelques-uns, naître, mourir ? – que la pandémie rend d’un coup irréalisable. Le virus me tend ma mémoire, je la contemple avec nostalgie. Réaliser que je ne pourrai plus à l’avenir tricoter d’aussi vifs souvenirs, d’aussi uniques, m’amène à m’agripper à mon passé, pour ne pas être emportée par le vent ou par un virus.


Centième courriel de ma secrétaire. Objet : Décès d’un patient sur la liste d’attente.

Je pense : ah non, un suicide.

Bonjour
Je voulais vous informer que Mme X., que vous deviez voir et qui vivait en CHSLD, est décédée.


Je suis de garde ce soir à l’hôpital. Il y un cas confirmé de COVID-19 à l’unité d’observation brève. J’ai oublié ma carte de médecin mais l’agent de sécurité me laisse rentrer.

La salle d’attente est vide. Il n’y a presque plus de patients à l’urgence psychiatrique. Je retire mon habit de vélo, revêt ma tenue de psychiatre. J’ai oublié mes souliers à la clinique. Je garde mes souliers de vélo. L’assistante infirmière m’apporte un masque, une visière. Je ne ressemble pas à une psychiatre avec mon habit mi-cycliste, mi-matériel de protection.

Je m’ennuie sans patient. J’essaie de parler à quelqu’un, jase un peu avec l’infirmier au triage qui regarde des vidéos sur Youtube. Une jeune femme masquée s’avance vers moi. J’ai un mouvement de recul, comme si je rencontrais un fantôme ou ma mère.

— Bonjour, je suis votre résidente, j’ai vu une patiente, je peux vous en parler.

Patiente bien connue de nous (c’est la formule qu’on utilise, comme si on parlait d’une vieille amie), amenée par les policiers via ordonnance d’évaluation psychiatrique. Elle vit en ressource intermédiaire et ne suit pas les consignes, part et revient quand elle veut, couche à l’extérieur pour consommer de la drogue. Ma résidente ne voit pas de signe de psychose, plutôt des enjeux de comportement. On tente de rejoindre le responsable de la ressource, sans succès. À la lecture du dossier, je comprends que la ressource ne peut pas la reprendre dans ces conditions.

Je retrouve un formulaire lié à la santé publique parmi mes courriels. J’écris en lettres majuscules, encre noire, avec le sentiment d’être plus policière que psychiatre. Impression que j’ai déjà connue, lorsque je me présentais à la cour pour demander une autorisation de traitement contre le gré. Procédures avec lesquelles, malgré les années qui passent, je ne suis pas en paix.

Je faxe le formulaire, en pensant pour me dédouaner aux morts que j’aurai peut-être évitées. Je m’enferme dans mon bureau, désinfecte mes mains, retire mon masque, puis mange une pomme avec des gants, et le sentiment de ma petitesse.


— Bonjour Mme V., j’appelle pour notre rendez-vous téléphonique tel que convenu. Comment allez-vous avec toute cette histoire de pandémie ?

— Oh vous savez, pour moi rien n’a changé, j’étais déjà confinée. Je suis même contente, je me sens moins seule.

— Ah… super.


Mon fils et moi lancions des licornes dans le bain après avoir dégonflé des roches quand le premier ministre a demandé aux médecins spécialistes d’aider aux soins de base en centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Éberluée, j’ai réécouté la conférence de presse.

Comment aider alors que, contrairement à d’autres spécialistes, je n’ai pas été « délestée », travaillant même davantage, et m’occupant de mon enfant le reste du temps ?

Le gouvernement vise 2000 médecins spécialistes en vingt-quatre heures. J’hésite à donner mon nom, je l’écris, je l’efface, valse où la culpabilité cède à la raison, culpabilité qui précède la pandémie, mais que le récent appel du premier ministre ravive, comme ces terres inondables submergées par une mince ondée.

Je me couche en pensant que la nuit porte conseil, retrouve le visage de ma grand-mère décédée en CHSLD, ma main dans la sienne au seuil du trépas, son dernier souffle, plus doux et léger que ce que j’avais imaginé, son corps passant de la chaleur au froid en quelques minutes, comme si Dieu lui avait versé un sceau d’eau glacée sur la poitrine, et je sens la culpabilité m’envahir, verser un sceau d’eau glacée sur ma poitrine.


— Bonjour Mr Z., j’appelle pour notre rendez-vous téléphonique tel que convenu. Comment allez-vous ?

— Hey Docteure, vous n’êtes pas en CHSLD ?

— Euh, non.

— Je blague, c’était vraiment une mauvaise idée de demander aux médecins spécialistes d’aller là.

— Vous croyez ?


Depuis que je suis mère, j’ai perdu le goût du malheur. Je découvre la joie, sentiment que j’ai connu par le passé, mais jamais dans la durée. J’ai enfin changé d’yeux.

Quel contraste entre les points de presse du premier ministre sur la pandémie, que je suis religieusement, et mon émotion. Alors que des gens perdent leur emploi, leur famille, leur santé, ma joie me semble coupable, tel ce bonbon obtenu gratuitement enfant, alors que le caissier du dépanneur chez Georges m’avait facturé cinq jujubes plutôt que six. Ce sixième jujube à la pêche artificielle était plus sucré, plus délectable, encore plus moelleux que dans mon espérance, saveur décuplée par le plaisir d’avoir épargné un sou noir, qui tintait dans la poche de ma robe, me rappelant ma joie, puis ma culpabilité, alors que je raconterai l’anecdote à la maison, et que l’on me demandera en me sermonnant de rendre cette monnaie qui comptait tant pour moi.

Le souvenir s’évapore. Je replonge dans la vie vraie, mon fils et moi reprenons nos jeux : attraper nos ombres, mettre du miel sur la terre, chercher longtemps la lettre U.


J’aime une femme, elle se nomme C., elle fut ma mentore en psychiatrie, m’enseignant ce métier qu’elle m’apprendra à chérir. Si je suis psychiatre, c’est grâce à elle, à son engagement, à sa manière iconoclaste d’exercer le métier, à sa capacité à adorer et à détester, à son apparent cynisme qui protège une passion. Elle reste la seule personne que je connaisse qui ne craint pas la mort, l’entrevoit comme une fin inéluctable, presque joyeuse. Elle ne rencontre aucun médecin, ne fait aucun test de dépistage, aucune mammographie : elle est prête. Ses maximes peuplent mon esprit, bouddhas de mots vers lesquels je me tourne lorsque j’en ai besoin : « Il n’y a pas d’urgence » (variante sur le même thème : « Il y a urgence d’attendre »), phrase que je me répète chaque jour en exerçant mon métier, précisément pour pouvoir le pratiquer. « Il faut trouver quelque chose à aimer chez le patient pour pouvoir l’aider ». « Une injection de temps ». En cette période de crise, je m’administre ces prescriptions chaque jour.


Elle disait aussi – ou l’ai-je imaginé ? – que le déni s’avère un puissant mécanisme de défense. Nous poursuivons ce filet d’habitudes que l’on nomme vivre sans penser à chaque instant au fait que nous allons périr, que des étoiles nous survivront, que des femmes que nous avons aimées gisent sous terre, rongées par des vermisseaux, et que nous les avons un peu oubliées, même si le souvenir surgit lorsque nous écrivons, lorsque nous regardons des photographies ou le ciel, nous continuons notre existence sans y penser à chaque instant. La pandémie lève partiellement ce déni : la mort se rappelle à nous. Le déni a des conséquences néfastes en certains domaines, sous certains aspects, mais il permet, paradoxalement, de vivre.

Cela me rassure et cela m’angoisse : un jour, j’aurai tout oublié.

Auteur.e.s

Marie-Célie Agnant

Écrivaine et traductrice née en Haïti, Marie-Célie Agnant habite au Québec depuis 1970. Elle a écrit plus d’une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels le roman Le Livre d’Emma, qui évoque les épreuves qu’ont endurées les femmes esclaves dans les Antilles, et la difficulté d’aborder et de légitimer ce pan de l’histoire encore aujourd’hui. Son écriture porte à la fois le sceau de la poésie et de la violence issue des sociétés postcoloniales qui naviguent entre misère criante et opulence indécente. Le Prix Alain-Grandbois de l’Académie des Lettres du Québec lui a été décerné en 2017 pour son troisième recueil de poésie Femmes des Terres brûlées, Éditions de La Pleine Lune.

Nicolas Chalifour

Nicolas Chalifour est né à Québec en 1970, vit à Montréal, enseigne la littérature à Longueuil et écrit un peu partout. Il est l’auteur de Vu d’ici tout est petit (2009), de Variétés Delphi (2012) et de Vol DC-408 (2019), trois romans centrés sur de curieux emmerdeurs et publiés aux éditions Héliotrope. Chalifour porte un masque et ne souhaite la mort de personne, enfin…

Benjamin Gagnon Chainey

Benjamin Gagnon Chainey est doctorant au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, en cotutelle avec la Nottingham Trent University, au Royaume-Uni. Ses recherches explorent la performativité des corps souffrants, pathologiques et « hors normes » sous toutes leurs formes, principalement dans la littérature française du sida et la littérature « décadente » de la fin du XIXe siècle. Ses textes critiques et de création ont été publiés dans les revues MuseMedusa, FiXXion, Interférences littéraires, Mœbius, Lettres françaises et SYNAPSIS : A Health Humanities Journal.

Laura T. Ilea

Écrivaine et philosophe roumaine-canadienne, Laura T. Iléa a publié deux romans (Cartographie de l’autre monde, Humanitas, Bucarest, 2018 et Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur, L’Harmattan, Paris, 2015), un recueil de nouvelles (Est, L’Harmattan, Paris, 2009), des études littéraires parmi lesquelles La littérature canadienne en infrarouge. Le nihilisme féminin (Bucarest, Tracus Arte, 2015) et Littérature et scénarios d’aveuglement – Orhan Pamuk, Ernesto Sabato, José Saramago (Paris, Honoré Champion, 2013) et une étude sur le philosophe allemand Martin Heidegger (La vie et son ombre, Éditions Idea, Cluj-Napoca, 2007). Elle est actuellement professeure de littérature comparée à l’Université Babes-Bolyai, chercheure attachée au SenseLab, Concordia, et membre du Centre de Recherche des Études Littéraires et Culturelles sur la Planétarité de l’Université de Montréal.

Emma Lacroix

Emma Lacroix est doctorante au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, elle s’intéresse aux liens entre l’espace de la ville de Paris et la multiplicité des temporalités dans la littérature contemporaine, dans une perspective phénoménologique. Elle a récemment publié des articles dans l’ouvrage collectif Lire les villes (Éditions Le Manuscrit, à paraître), les Cahiers Linguatek ainsi que dans la revue Nouvelle Fribourg, entre autres.

Rosie Lanoue Deslandes

Rosie Lanoue Deslandes, doctorante en littérature comparée, s’intéresse à la représentation des (inter)relations humain-autre qu’humain-nature dans une perspective écocritique. Elle fait également partie du duo Plumas de Lua.

Mathieu Leroux

Auteur, comédien, metteur en scène et conseiller dramaturgique en danse, Mathieu Leroux est diplômé de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM (profil interprétation). Il est créateur d’un spectacle solo (La naissance de Superman, Caserne Letourneux, 2009), d’une pièce de groupe (Scrap, Espace Libre, 2012), et d’un duo chorégraphique (Bones & Wires, Tangente, 2021).

Mathieu Leroux est détenteur d’une maîtrise en littérature française (Université de Montréal, 2011). On lui doit plusieurs publications, notamment Dans la cage, son premier roman (Héliotrope, 2013), la suite, Avec un poignard (Héliotrope, 2020), Quelque chose en moi choisit le coup de poing (La Mèche, 2016) — un ouvrage rassemblant un essai sur la performance de soi et du théâtre autobiographique —, en plus de quelques traductions de romans graphiques à La Pastèque. Il est directeur littéraire de la collection théâtre à L’instant même.

Margot Mellet

Margot Mellet est actuellement doctorante en Littératures de langue française à l’Université de Montréal en recherche et création. Son projet porte sur le palimpseste en tant que processus de remédiation d’un support, afin de comprendre comment le média devient une instance d’énonciation littéraire. Elle est coordonnatrice scientifique de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numérique. Elle n’a pas été testée positive pour le Covid19, ni négative pour autant…

Charlotte Moffet

Charlotte Moffet est étudiante à la maîtrise en littératures à l’Université de Montréal. Elle s’intéresse, en recherche-création, à l’écriture de la parole, entre la page et la scène, et travaille à la Théâtrothèque du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). En plus d’être codirectrice générale et artistique du Porte-Voix, elle est conseillère dramaturgique pour le Théâtre des Trompes, qui bénéficie d’une résidence de création au Théâtre Aux Écuries. Elle a dirigé la revue Le Pied et est à présent de l’équipe de la revue Mœbius. Ses textes de création ont été mis en lecture sur quelques scènes (La Petite Licorne, le Centre d’essai de l’Université de Montréal, la Maison Félix-Leclerc de Vaudreuil) et publiés dans quelques revues (Estuaire, Mœbius, Le Pied, L’Organe, Lapsus, Perceptions).

Yann Saint-Esprit

Yann Saint-Esprit est né à Saint-Hyacinthe et n’a pas terminé ses études. Il n’a pas l’oreille musicale et n’a pas appris à faire du pain pendant la pandémie. Il écrit.

Ouanessa Younsi

Ouanessa Younsi est poète, autrice et médecin psychiatre. Elle a publié trois recueils de poésie aux Éditions Mémoire d’encrier : Prendre langue, Emprunter aux oiseaux et Métissée, et co-dirigé le livre collectif Femmes rapaillées. Elle a aussi publié un livre qui retrace son parcours comme soignante: Soigner, aimer

Léonore Brassard

Léonore Brassard est doctorante en littérature comparée à l’Université de Montréal. Dans ses recherches, elle s’intéresse à la représentation de l’échange prostitutionnel dans les littératures modernes et contemporaines. En plus de ses activités comme chercheuse, elle a publié de nombreux textes de création, notamment L’Hygiène de la prostitution (2020), dans Moebius, ainsi que Poupées Gigognes (2015), dans MuseMedusa.

Clara Dupuis-Morency

Clara Dupuis-Morency vit à Montréal. Son premier livre, Mère d’invention est paru au Québec en 2018 (Éditions Tryptique) et en France en 2020 (La Contre Allée).

Simon Harel

Simon Harel est professeur titulaire au Département de littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal. Il est directeur du Laboratoire sur les récits du soi mobile, codirecteur du Centre de recherche des études littéraires et culturelles sur la planétarité. Coresponsable du Catalyseur d’imaginaires urbain, une infrastructure de recherche-création située sur le site du Campus MIL de l’Université de Montréal, il a conçu, animé et diffusé en collaboration l’événement Ceci n’est pas un festival, né dans le Mile-Ex, au carrefour des cultures migrantes installées à Montréal. Depuis quelques années, Harel propose des essais-fictions qui font place à la subjectivité du chercheur, dans une réflexion mettant en cause les lieux communs de l’identité. Directeur d’ouvrages collectifs, auteur de nombreux essais, écrivain, responsable de numéros de revues, il a plus de cinquante publications à son actif.

Frédérique Lamoureux

Frédérique est étudiante à la maîtrise en recherche-création à l’Université de Montréal. Son mémoire porte sur l’écriture de corps et la plasticité à l’œuvre dans le recueil Dire II de la poète Danielle Collobert. Elle a précédemment publié des textes de création et de critique littéraire dans les revues Moebius et Postures.

Louis-Thomas Leguerrier

Louis-Thomas Leguerrier a obtenu son doctorat en littérature à l’Université de Montréal. Son essai tiré de sa thèse, Entre Athènes et Jérusalem : Ulysse au XXe siècle, est paru aux Éditions Hashtag en 2019. Il a coécrit avec Clément Courteau le roman Tenir Parole, paru en 2017 chez Annika Parance Éditeur.

Sarah Marceau-Tremblay

Sarah Marceau-Tremblay est une artiste multidisciplinaire et doctorante en création littéraire à l’Université de Montréal. Autodidacte, elle travaille dans Charlevoix mais fait six expositions solos à Montréal. Diplômée en littérature comparée, son mémoire de maîtrise porte sur le processus de création : Créer. Le phénomène de la création en donnant la réplique à Antonin Artaud (2010). Elle publie Fœtus dans rue, dans la revue Moebius, no 158, en 2018, puis Penthésilée vasectomisée?, dans la revue MuseMedusa en 2019. Ses recherches portent sur l’enfermement, la folie, la création.

Catherine Mavrikakis

Catherine Mavrikakis est écrivaine et professeure de littérature en recherche-création à l’université de Montréal.

Pascale Millot

Pascale Millot mène un doctorat en recherche-création à l’Université de Montréal sous la direction de Catherine Mavrikakis et Maïté Snauwaert. Sa thèse porte sur l’expérience de la vieillesse féminine chez Denise Boucher, Hélène Cixous, Annie Ernaux, Jacqueline Harpman et Fabienne Kanor. Le volet création est une docufiction sur le même sujet. Elle enseigne la littérature au Cégep Édouard-Montpetit, à Longueuil, depuis 2012. Auparavant, elle a été journaliste culturelle et scientifique et a publié dans les plus importants médias du Québec.

Kiev Renaud

Kiev Renaud vient de terminer une thèse de doctorat à l’Université McGill portant sur la pratique du portrait des écrivaines Marguerite Duras et Violette Leduc. Elle a publié un roman, Je n’ai jamais embrassé Laure chez Leméac en 2016, ainsi que plusieurs textes en revues et dans des collectifs. Elle a siégé au comité de lecture de la revue Contre-jour de 2014 à 2019 et travaille actuellement pour la maison d’édition Le Cheval d’août.

Hector Ruiz

Hector Ruiz est professeur au Département de français et de littérature du Collège Montmorency. Il a publié quatre recueils de poésie aux Éditions du Noroît, (Qui s’installe?, Gestes domestiques, Désert et renard du désert et Racines et fictions), ainsi qu’un essai écrit avec Dominic Marcil : Lire la rue, marcher le poème. En 2018, il a assuré la direction du collectif Délier les lieux aux Éditions Triptyque. Toujours chez Triptyque, avec Dominic Marcil, il a fait paraître Taverne nationale en 2019, un livre à la croisée des genres : la poésie, la correspondance et la chronique historique.

Sanna

Sanna est étudiante au baccalauréat en littératures de langue française à l’Université de Montréal. Elle a publié deux nouvelles dans les revues universitaires L’Organe et L’Artichaut.Elle s’intéresse particulièrement à la littérature maghrébine, plus précisément aux questions touchant la sexualité au Maghreb. Elle aimerait s’impliquer activement pour cette cause tout en entamant une maîtrise en recherche-création.

Régine Robin

Régine Robin est une écrivaine, professeure et traductrice franco-québécoise. Autrice prolifique, elle a signé notamment La Québécoite (1983) ainsi que L’immense fatigue des pierres (1996). Son œuvre critique et romanesque s’intéresse principalement aux questions liées à l’identité et à la culture. Elle a reçu de nombreux prix, dont le Prix du Gouverneur général du Canada (1986) et le Grand prix du livre de Montréal (2001)


Équipe éditoriale
Direction du collectif : Léonore Brassard
Édition : Léonore Brassard, Benjamin Gagnon Chainey, Catherine Mavrikakis
Comité de révision : Benjamin Gagnon Chainey, Rosie Lanoue Deslandes et Simon Harel
Webmestres : Léonore Brassard, Margot Mellet

Contactez-nous
leonore.brassard@umontreal.ca

Partenaire
Chaire McConnell en recherche-création sur les récits du don et de la vie en contexte de soins (Fortin, Harel, Mavrikakis)

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